CEDH 14
janvier 2016, requête n°30955/12
Affaire
Mandet contre France
La Cour européenne des
droits de l'Homme (CEDH) est souvent saisie afin de mettre un terme
aux conflits entre père social et légal, père biologique et mère
de l'enfant. Lorsqu'elle est saisie de telles affaires, elle accorde
au père biologique un droit à l'information et un droit de contact
avec l'enfant mais en général elle ne lui accorde pas le statut
juridique de père et ne remet donc pas en cause la paternité du
père social et légal.
En l'espèce, les requérants se sont tournés vers la Cour afin de
résoudre leur litige. L'arrêt rendu par la CEDH montre les
difficultés d'appréciation de l'intérêt supérieur de l'enfant
dans de telles affaires.
Florence Mandet, la
requérante dans cette affaire, et Jacques Mandet le requérant, se
marient en 1986. De cette union naissent trois enfants. Le couple se
sépare et une
ordonnance de non-conciliation (ONC) est prononcée en 1995. Le
jugement de divorce est rendu le 17 juin 1996. Le 27 août 1996, soit
deux mois après le jugement de divorce, la requérante donne
naissance à son quatrième enfant : Aloïs Mandet, déclaré
sous le nom de celle-ci. Le 24 septembre 1997, soit un an plus tard,
le requérant, Jacques Mandet, reconnaît l'enfant. Puis le 25
octobre 2003, les requérants se remarient, légitimant ainsi
l'enfant né après leur séparation.
Le 22 février 2005,
Monsieur Glouzmann saisit le tribunal de grande instance (TGI) de
Nanterre sur le fondement de l'article 339 du Code Civil relatif à
l'action en contestation de paternité. Il conteste la reconnaissance
de paternité de l'enfant Aloïs et sa légitimation. Il demande au
TGI de lui reconnaître la paternité naturelle.
Le 10 février 2006, le
TGI de Nanterre déclare l'action du père présumé recevable. Le
TGI écarte la présomption légale de paternité dont pouvait
bénéficier l'époux de la mère. En effet, le mari bénéficie
d'une présomption de paternité pour les enfants nés pendant le
mariage. Mais celle-ci tombe lorsque l'enfant est né avant ou après
le mariage. Le mariage prend fin au jour du jugement de divorce. En
l'espèce, l'enfant est né deux mois après le jugement de divorce.
La présomption de paternité de l'époux de sa mère ne peut donc
jouer.
Au niveau du droit, la
loi pose des présomptions simples pour qu'un enfant soit rattaché à
un individu. La première constitue la période légale de conception
de l'article 311 du Code Civil : la loi présume que l'enfant a
été conçu pendant la période qui s'étend du 300ème au 180ème
jour inclusivement avant la date de naissance. En l'espèce, l'enfant
est né plus de 300 jours après le prononcé de l'ONC, il ne peut
donc pas être rattaché au mari.
La possession d'état
est également un mode d'établissement de la filiation. C'est une
notion juridique qui consacre la vérité dite sociologique.
Autrement dit, elle repose sur l'apparence de la paternité et non
sur la vérité biologique. Elle s'établit par une réunion
suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté
entre une personne et la famille à laquelle elle est dite
appartenir. Il y a un certain nombre d'indices dont la loi déduit la
filiation de l'enfant. La loi définit ces faits. Entre autres, il
faut que cette possession soit continue c'est-à-dire qu'elle dure un
certain temps sans qu'il y ait interruption. En l'espèce, le TGI
retient que le père présumé et la mère entretenaient des
relations intimes à l'époque de la conception de l'enfant. De
nombreux témoignages, ainsi qu'une enquête sociale, établissent
qu'ils avaient vécu ensemble au moment de la conception et après la
naissance. L'enfant était connu comme leur enfant commun. Ainsi, la
possession d'état d'enfant légitime des époux ne peut être
établie.
Le TGI estime que
l'intérêt de l'enfant est de connaître la vérité sur ses
origines. Dans son opinion dissidente, la juge allemande de la CEDH
considère que, pour l'enfant, le lien affectif qu'il entretient avec
son père social et légal est d'une importance capitale : là
se trouve l'intérêt subjectif de l'enfant. Mais le tribunal a
défini l'intérêt supérieur de l'enfant de façon abstraite et
généralisée, sans se référer à la situation et aux
circonstances concrètes de la vie de l'enfant.
Le TGI considère que
l'intérêt de l'enfant est de connaître la vérité sur ses
origines et demande avant dire droit, une expertise génétique des
époux, du père présumé et de l'enfant. L'expertise biologique est
de droit en matière de filiation. Elle est automatique et les juges
ont très souvent en mains les résultats des tests ADN et sont
tentés de consacrer la vérité biologique. En l'espèce, seul le
père présumé répond à la demande d'expertise. Les époux
refusent de s'y soumettre et ne conduisent pas l'enfant pour
effectuer ce test. Par application de l'article 11 du Code de
Procédure Civile, s'il y a refus de subir l'examen biologique de la
part de l'une des parties, les juges apprécient souverainement la
valeur de la présomption pouvant en résulter. Par ailleurs, en
l'espèce, les lettres de l'enfant adressées au TGI attestent qu'il
avait connaissance de la procédure et savait que sa filiation était
contestée. Les juges relèvent également qu'en refusant de se
soumettre à l'expertise biologique, les époux Mandet reconnaissent
le bien-fondé de l'action engagée par le père biologique. Ils
considèrent que l'attitude des époux est contraire à l'intérêt
de l'enfant car cela lui impose de vivre dans l'incertitude de ses
origines.
Dans son jugement du 16
mai 2008, le TGI de Nanterre annule la reconnaissance de paternité
ainsi que la légitimation subséquente, et ordonne à l'enfant de
reprendre le nom de sa mère. Il déclare que Monsieur Glouzmann est
le père de l'enfant et ordonne la transcription sur l'acte de
naissance. Le TGI accorde également l'exercice exclusif de
l'autorité parentale à la mère et un droit de visite et
d'hébergement à Monsieur Glouzmann.
Les époux Mandet
interjettent appel. Dans son arrêt du 8 avril 2010, la Cour d'appel
de Versailles confirme le jugement du TGI de Nanterre.
Les époux invoquent
l'intérêt supérieur de l'enfant pour légitimer leur rejet de
subir l'examen. En effet, ils estiment que la nullité de la
reconnaissance serait un traumatisme pour l'enfant et par conséquent
contraire à son intérêt supérieur.
La Cour d'appel
considère que l'intérêt de l'enfant est de connaître ses
origines. Les juges du fond relèvent que le refus des époux de se
soumettre à l'expertise génétique corrobore le caractère
mensonger de la reconnaissance faite par le mari.
Par ailleurs, elle
relève que l'administratrice ad hoc désignée par le TGI et chargée
de représenter les intérêts de l'enfant mineur dans la procédure,
n'avait pu exercer sa mission en toute indépendance, celle-ci ayant
été entravée par les époux Mandet et l'enfant ne s'étant jamais
présenté à elle par quelconque moyen.
Les époux forment un
pourvoi en cassation et sont déboutés par la Cour de Cassation, le
26 octobre 2011.
Les requérants
invoquent la violation de l'article 388-1 du Code Civil. Ils
reprochent aux juges du fond de ne pas avoir recherché si l'enfant
avait été informé de son droit à être entendu. L'article 388-1
prévoit que dans toute procédure qui le concerne, le mineur capable
de discernement peut être entendu par le juge. Cette audition est de
droit si le mineur en fait la demande.
En l'espèce, la Cour de
Cassation estime que la Cour d'appel avait constaté que l'enfant
avait été informé de la procédure en cours et qu'il ne
sollicitait pas son audition dans les lettres qu'il avait adressées
aux juges de première instance et aux juges du second degré.
Les époux forment alors
une requête et saisissent la Cour européenne des droits de l'Homme.
Ils estiment que l'annulation de la reconnaissance de paternité
viole l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'Homme et des libertés fondamentales (conv.EDH). La CEDH,
saisie de la question de la conformité de l'annulation de la
reconnaissance de paternité au regard du droit au respect de la vie
privée et familiale garanti par l'article 8 de la conv.EDH, rend son
arrêt le 14 janvier 2016. Elle juge que l'annulation de la
reconnaissance de paternité à la demande du père biologique ne
viole pas l'article 8 de la conv.EDH.
L'article 8 de la
conv.EDH prévoit que
toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale.
Cependant une ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de
ce droit est permise. Mais encore faut-il qu'elle soit prévue par la
loi, qu'elle poursuive un but légitime et qu'elle constitue une
mesure nécessaire dans une société démocratique. En l'espèce, la
Cour de Strasbourg, pour déterminer que l'annulation de la
reconnaissance de paternité ne viole pas l'article 8, va rechercher
si les conditions qui rendent possible l'ingérence dans la vie
privée et familiale de l'enfant sont remplies.
La Cour constate dans un
premier temps que seule l'action engagée par l'enfant est recevable.
La Cour est habituellement saisie par les pères biologiques qui se
plaignent de la violation de leurs droits. En l'espèce, la requête
est introduite par l'enfant qui perd son père social et légal et
est contraint d'accepter le père biologique présumé comme nouveau
père légal. Les époux n'ont pas démontré en quoi leur vie
familiale personnelle est directement atteinte pas la décision des
tribunaux. La Cour de Strasbourg en déduit que seule l'action de
l'enfant est recevable.
Puis les magistrats
européens cherchent à savoir s'il y a eu l'ingérence prévue à
l'article 8 de la conv.EDH de la part de l’État français.
Les juges européens,
dans l'affaire Mennesson contre France du 26 juin 2014, précisent
que la vie privée, au sens de l'article 8, prend en compte des
aspects physiques et sociaux de l'individu, dont la filiation fait
partie. Ainsi, la reconnaissance comme l'annulation d'un lien de
filiation touchent directement à l'identité de l'individu dont la
parenté est en question. En l'espèce, la Cour constate que les
juridictions ordinaires ont modifié un élément important de la
structure familiale de l'enfant en remplaçant son lien de filiation
avec le requérant par un autre lien de filiation paternelle, à
savoir celui avec Monsieur Glouzmann.
La Cour, dans l'affaire
Burghartz contre Suisse du 22 février 1994, considère également
que le nom d'une personne concerne la vie privée et familiale de
celle-ci. En l'espèce, les juges internes de première instance,
dans leur jugement, ont ordonné que l'enfant reprenne le nom de sa
mère.
Ainsi, la déclaration
des juges rendant Monsieur Glouzmann père de l'enfant et
l'obligation pour ce dernier de changer son nom constituent une
ingérence de l’État français dans l'exercice par l'enfant de son
droit au respect de sa vie familiale et privée.
La CEDH cherche ensuite
à savoir si cette ingérence est licite.
Pour cela, il faut tout
d'abord qu'elle détermine si cette ingérence est prévue par la
loi.
La Cour se fonde sur
l'article 339 du Code Civil pour répondre à cette question. Cet
article, aujourd'hui abrogé, mais applicable en l'espèce, prévoyait
que la reconnaissance de paternité pouvait être contestée par
toute personne ayant un intérêt à agir. Lorsqu'un enfant disposait
d'une possession d'état conforme à la reconnaissance depuis au
moins dix ans, sa filiation ne pouvait plus être contestée que
lorsqu'elle était engagée par l'autre parent, par l'enfant ou par
ceux qui se prétendent les véritables parents. En l'espèce,
Monsieur Glouzmann agit en contestation de paternité sur le
fondement dudit article. Le père présumé était en droit d'agir en
contestation de paternité. Les magistrats européens observent par
conséquent que l'ingérence est prévue par la loi française et que
la première condition se trouve ainsi remplie.
La CEDH détermine
ensuite si cette ingérence poursuit un but légitime.
Comme but légitime
pouvant justifier une ingérence dans la vie privée et familiale,
l'article 8 de la conv.EDH mentionne « la protection des
droits d'autrui ». Les juges européens relèvent que le
terme « autrui » de l'article 8 ne désigne pas
celui qui s'oppose à l'ingérence dans son droit au respect de sa
vie privée et familiale, c'est-à-dire, en l'espèce, l'enfant
concerné. Puisque l'enfant est requérant, partie et non tiers au
contentieux, et puisqu'il dénonce une ingérence dans ses droits,
ses propres droits ne peuvent lui être opposés comme « droits
d'autrui ». De ce fait la Cour retient que les mesures
prononcées par les juges internes visent à la protection des droits
et libertés du père biologique présumé, tiers intervenant, qui
veut voir reconnaître sa paternité. L'ingérence poursuit alors un
but légitime, celui de la reconnaissance de la paternité du
véritable père de l'enfant.
Pour que l'ingérence
soit conforme à l'article 8 il faut enfin qu'elle soit nécessaire
dans une société démocratique, c'est-à-dire que l'ingérence soit
fondée sur un besoin social impérieux et qu'elle soit proportionnée
au but légitime poursuivi.
La Cour de Strasbourg
vérifie que les motifs invoqués pour justifier l'ingérence sont
pertinents et suffisants. En effet, la Cour estime qu'en matière de
contestation de paternité légalement établie par un individu qui
pense être le père biologique, les États disposent d'une marge de
manœuvre. Cette dernière est importante lorsque sont concernés les
droits fondamentaux concurrents de deux personnes. Cependant, la Cour
opère un contrôle et l'intérêt supérieur de l'enfant doit
primer.
En l'espèce, les époux
reprochent au TGI d'avoir imposé à un enfant de se soumettre à un
test génétique contre sa volonté et d'avoir fait de son refus un
élément corroborant le caractère mensonger de la reconnaissance
dont il était l'objet. Mais la Cour souligne que c'est le refus des
époux de se plier à cette expertise et leur refus de conduire
l'enfant auprès de l'expert qui a été pris en compte. Les
magistrats européens déclarent tout d'abord que les juges internes
se sont fondés sur la période légale de conception puis sur
l'appréciation des éléments produits par les parties, démontrant
que la mère et le père présumé entretenaient des relations
intimes et que l'enfant était considéré comme le leur, pour
constater le lien de filiation entre l'enfant et le père présumé.
Le constat relatif au lien de filiation ne repose pas sur le refus
invoqué par les requérants. Cependant, la probabilité que le père
présumé soit le père biologique de l'enfant n'a pu se transformer
en certitude, le père social et légal et l'enfant ne s'étant pas
soumis au test ADN. Les mesures prises par les juridictions internes
n'aident pas à trouver la vérité. La juge allemande avance cet
argument dans son opinion dissidente.
Puis, la CEDH note que
le TGI de Nanterre a désigné une administratrice ad hoc pour
représenter les intérêts de l'enfant. Elle constate également que
la Cour de Cassation a déclaré que les droits de l'enfant d'être
entendu avaient été respectés. Par conséquent, les juridictions
internes ont fait ce qu'il fallait pour impliquer l'enfant dans le
processus décisionnel.
Les requérants font
également valoir que les mesures prises par le TGI sont
disproportionnées au regard de l'intérêt supérieur de l'enfant.
Ils considèrent que l'intérêt supérieur de l'enfant exige que
soit maintenu le lien de filiation établi depuis plusieurs années
et que soit préservée la stabilité affective dans laquelle il a
grandi, dès lors qu'il vit depuis toujours avec celui qui l'a élevé
et qu'il considère comme son père. Les magistrats européens
relèvent que les juridictions françaises ont placé l’intérêt
supérieur de l'enfant au centre de leurs décisions, intérêt qui
selon elles est de connaître la vérité sur ses origines, même si
l'enfant estime que l'époux de sa mère est son père. Et la Cour
accepte également de protéger l'intérêt du père biologique
présumé qui est d'établir des liens de paternité avec son enfant
puisque la paternité est considérée comme un aspect important de
l'identité personnelle.
La CEDH souligne que
l'intérêt de l'enfant et l'intérêt du père présumé se
rejoignent en partie, puisque l'un se trouve dans l'établissement de
sa filiation réelle et l'autre est de se voir reconnaître sa
paternité. Ainsi, l'intérêt du père biologique n'est pas préféré
à l'intérêt de l'enfant. La décision du TGI d'annuler la
reconnaissance de paternité maintient un équilibre entre l'intérêt
de l'enfant et l'intérêt du père présumé.
Par ailleurs, la Cour
reconnaît que le droit de visite et d'hébergement de Monsieur
Glouzmann emporte un trouble dans la vie privée et familiale de
l'enfant mais l'autorité parentale ayant été exclusivement
accordée à sa mère, cette décision lui permet de continuer de
vivre au sein de sa famille actuelle, conformément à son souhait.
La CEDH, après avoir
constaté que les trois conditions sont remplies, déclare que les
juridictions internes n'ont pas excédé la marge d'appréciation
dont elles disposent. Elle
conclut alors que l'annulation de la reconnaissance de paternité ne
viole pas l'article 8 de la conv.EDH et que l'intérêt de
l'enfant est de connaître la vérité sur ses origines et sa
filiation paternelle. Pour la Cour l'intérêt de l'enfant est de
voir sa filiation biologique reconnue même si l'enfant n'est pas à
l'origine de cette demande et ne veut pas voir sa filiation réelle
établie.
C.C
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