jeudi 3 mars 2016

L'annulation d'une reconnaissance de paternité à la demande du père biologique de l'enfant n'emporte pas violation de la conv.EDH

CEDH 14 janvier 2016, requête n°30955/12

Affaire Mandet contre France


La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) est souvent saisie afin de mettre un terme aux conflits entre père social et légal, père biologique et mère de l'enfant. Lorsqu'elle est saisie de telles affaires, elle accorde au père biologique un droit à l'information et un droit de contact avec l'enfant mais en général elle ne lui accorde pas le statut juridique de père et ne remet donc pas en cause la paternité du père social et légal. En l'espèce, les requérants se sont tournés vers la Cour afin de résoudre leur litige. L'arrêt rendu par la CEDH montre les difficultés d'appréciation de l'intérêt supérieur de l'enfant dans de telles affaires.

Florence Mandet, la requérante dans cette affaire, et Jacques Mandet le requérant, se marient en 1986. De cette union naissent trois enfants. Le couple se sépare et une ordonnance de non-conciliation (ONC) est prononcée en 1995. Le jugement de divorce est rendu le 17 juin 1996. Le 27 août 1996, soit deux mois après le jugement de divorce, la requérante donne naissance à son quatrième enfant : Aloïs Mandet, déclaré sous le nom de celle-ci. Le 24 septembre 1997, soit un an plus tard, le requérant, Jacques Mandet, reconnaît l'enfant. Puis le 25 octobre 2003, les requérants se remarient, légitimant ainsi l'enfant né après leur séparation.
Le 22 février 2005, Monsieur Glouzmann saisit le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre sur le fondement de l'article 339 du Code Civil relatif à l'action en contestation de paternité. Il conteste la reconnaissance de paternité de l'enfant Aloïs et sa légitimation. Il demande au TGI de lui reconnaître la paternité naturelle.
Le 10 février 2006, le TGI de Nanterre déclare l'action du père présumé recevable. Le TGI écarte la présomption légale de paternité dont pouvait bénéficier l'époux de la mère. En effet, le mari bénéficie d'une présomption de paternité pour les enfants nés pendant le mariage. Mais celle-ci tombe lorsque l'enfant est né avant ou après le mariage. Le mariage prend fin au jour du jugement de divorce. En l'espèce, l'enfant est né deux mois après le jugement de divorce. La présomption de paternité de l'époux de sa mère ne peut donc jouer.
Au niveau du droit, la loi pose des présomptions simples pour qu'un enfant soit rattaché à un individu. La première constitue la période légale de conception de l'article 311 du Code Civil : la loi présume que l'enfant a été conçu pendant la période qui s'étend du 300ème au 180ème jour inclusivement avant la date de naissance. En l'espèce, l'enfant est né plus de 300 jours après le prononcé de l'ONC, il ne peut donc pas être rattaché au mari.
La possession d'état est également un mode d'établissement de la filiation. C'est une notion juridique qui consacre la vérité dite sociologique. Autrement dit, elle repose sur l'apparence de la paternité et non sur la vérité biologique. Elle s'établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir. Il y a un certain nombre d'indices dont la loi déduit la filiation de l'enfant. La loi définit ces faits. Entre autres, il faut que cette possession soit continue c'est-à-dire qu'elle dure un certain temps sans qu'il y ait interruption. En l'espèce, le TGI retient que le père présumé et la mère entretenaient des relations intimes à l'époque de la conception de l'enfant. De nombreux témoignages, ainsi qu'une enquête sociale, établissent qu'ils avaient vécu ensemble au moment de la conception et après la naissance. L'enfant était connu comme leur enfant commun. Ainsi, la possession d'état d'enfant légitime des époux ne peut être établie.
Le TGI estime que l'intérêt de l'enfant est de connaître la vérité sur ses origines. Dans son opinion dissidente, la juge allemande de la CEDH considère que, pour l'enfant, le lien affectif qu'il entretient avec son père social et légal est d'une importance capitale : là se trouve l'intérêt subjectif de l'enfant. Mais le tribunal a défini l'intérêt supérieur de l'enfant de façon abstraite et généralisée, sans se référer à la situation et aux circonstances concrètes de la vie de l'enfant.

Le TGI considère que l'intérêt de l'enfant est de connaître la vérité sur ses origines et demande avant dire droit, une expertise génétique des époux, du père présumé et de l'enfant. L'expertise biologique est de droit en matière de filiation. Elle est automatique et les juges ont très souvent en mains les résultats des tests ADN et sont tentés de consacrer la vérité biologique. En l'espèce, seul le père présumé répond à la demande d'expertise. Les époux refusent de s'y soumettre et ne conduisent pas l'enfant pour effectuer ce test. Par application de l'article 11 du Code de Procédure Civile, s'il y a refus de subir l'examen biologique de la part de l'une des parties, les juges apprécient souverainement la valeur de la présomption pouvant en résulter. Par ailleurs, en l'espèce, les lettres de l'enfant adressées au TGI attestent qu'il avait connaissance de la procédure et savait que sa filiation était contestée. Les juges relèvent également qu'en refusant de se soumettre à l'expertise biologique, les époux Mandet reconnaissent le bien-fondé de l'action engagée par le père biologique. Ils considèrent que l'attitude des époux est contraire à l'intérêt de l'enfant car cela lui impose de vivre dans l'incertitude de ses origines.
Dans son jugement du 16 mai 2008, le TGI de Nanterre annule la reconnaissance de paternité ainsi que la légitimation subséquente, et ordonne à l'enfant de reprendre le nom de sa mère. Il déclare que Monsieur Glouzmann est le père de l'enfant et ordonne la transcription sur l'acte de naissance. Le TGI accorde également l'exercice exclusif de l'autorité parentale à la mère et un droit de visite et d'hébergement à Monsieur Glouzmann.

Les époux Mandet interjettent appel. Dans son arrêt du 8 avril 2010, la Cour d'appel de Versailles confirme le jugement du TGI de Nanterre.
Les époux invoquent l'intérêt supérieur de l'enfant pour légitimer leur rejet de subir l'examen. En effet, ils estiment que la nullité de la reconnaissance serait un traumatisme pour l'enfant et par conséquent contraire à son intérêt supérieur.
La Cour d'appel considère que l'intérêt de l'enfant est de connaître ses origines. Les juges du fond relèvent que le refus des époux de se soumettre à l'expertise génétique corrobore le caractère mensonger de la reconnaissance faite par le mari.
Par ailleurs, elle relève que l'administratrice ad hoc désignée par le TGI et chargée de représenter les intérêts de l'enfant mineur dans la procédure, n'avait pu exercer sa mission en toute indépendance, celle-ci ayant été entravée par les époux Mandet et l'enfant ne s'étant jamais présenté à elle par quelconque moyen.

Les époux forment un pourvoi en cassation et sont déboutés par la Cour de Cassation, le 26 octobre 2011.
Les requérants invoquent la violation de l'article 388-1 du Code Civil. Ils reprochent aux juges du fond de ne pas avoir recherché si l'enfant avait été informé de son droit à être entendu. L'article 388-1 prévoit que dans toute procédure qui le concerne, le mineur capable de discernement peut être entendu par le juge. Cette audition est de droit si le mineur en fait la demande.
En l'espèce, la Cour de Cassation estime que la Cour d'appel avait constaté que l'enfant avait été informé de la procédure en cours et qu'il ne sollicitait pas son audition dans les lettres qu'il avait adressées aux juges de première instance et aux juges du second degré.

Les époux forment alors une requête et saisissent la Cour européenne des droits de l'Homme. Ils estiment que l'annulation de la reconnaissance de paternité viole l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (conv.EDH). La CEDH, saisie de la question de la conformité de l'annulation de la reconnaissance de paternité au regard du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la conv.EDH, rend son arrêt le 14 janvier 2016. Elle juge que l'annulation de la reconnaissance de paternité à la demande du père biologique ne viole pas l'article 8 de la conv.EDH.

L'article 8 de la conv.EDH prévoit que toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale. Cependant une ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit est permise. Mais encore faut-il qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle poursuive un but légitime et qu'elle constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique. En l'espèce, la Cour de Strasbourg, pour déterminer que l'annulation de la reconnaissance de paternité ne viole pas l'article 8, va rechercher si les conditions qui rendent possible l'ingérence dans la vie privée et familiale de l'enfant sont remplies.

La Cour constate dans un premier temps que seule l'action engagée par l'enfant est recevable. La Cour est habituellement saisie par les pères biologiques qui se plaignent de la violation de leurs droits. En l'espèce, la requête est introduite par l'enfant qui perd son père social et légal et est contraint d'accepter le père biologique présumé comme nouveau père légal. Les époux n'ont pas démontré en quoi leur vie familiale personnelle est directement atteinte pas la décision des tribunaux. La Cour de Strasbourg en déduit que seule l'action de l'enfant est recevable.

Puis les magistrats européens cherchent à savoir s'il y a eu l'ingérence prévue à l'article 8 de la conv.EDH de la part de l’État français.
Les juges européens, dans l'affaire Mennesson contre France du 26 juin 2014, précisent que la vie privée, au sens de l'article 8, prend en compte des aspects physiques et sociaux de l'individu, dont la filiation fait partie. Ainsi, la reconnaissance comme l'annulation d'un lien de filiation touchent directement à l'identité de l'individu dont la parenté est en question. En l'espèce, la Cour constate que les juridictions ordinaires ont modifié un élément important de la structure familiale de l'enfant en remplaçant son lien de filiation avec le requérant par un autre lien de filiation paternelle, à savoir celui avec Monsieur Glouzmann.
La Cour, dans l'affaire Burghartz contre Suisse du 22 février 1994, considère également que le nom d'une personne concerne la vie privée et familiale de celle-ci. En l'espèce, les juges internes de première instance, dans leur jugement, ont ordonné que l'enfant reprenne le nom de sa mère.
Ainsi, la déclaration des juges rendant Monsieur Glouzmann père de l'enfant et l'obligation pour ce dernier de changer son nom constituent une ingérence de l’État français dans l'exercice par l'enfant de son droit au respect de sa vie familiale et privée.

La CEDH cherche ensuite à savoir si cette ingérence est licite.

Pour cela, il faut tout d'abord qu'elle détermine si cette ingérence est prévue par la loi.
La Cour se fonde sur l'article 339 du Code Civil pour répondre à cette question. Cet article, aujourd'hui abrogé, mais applicable en l'espèce, prévoyait que la reconnaissance de paternité pouvait être contestée par toute personne ayant un intérêt à agir. Lorsqu'un enfant disposait d'une possession d'état conforme à la reconnaissance depuis au moins dix ans, sa filiation ne pouvait plus être contestée que lorsqu'elle était engagée par l'autre parent, par l'enfant ou par ceux qui se prétendent les véritables parents. En l'espèce, Monsieur Glouzmann agit en contestation de paternité sur le fondement dudit article. Le père présumé était en droit d'agir en contestation de paternité. Les magistrats européens observent par conséquent que l'ingérence est prévue par la loi française et que la première condition se trouve ainsi remplie.

La CEDH détermine ensuite si cette ingérence poursuit un but légitime.
Comme but légitime pouvant justifier une ingérence dans la vie privée et familiale, l'article 8 de la conv.EDH mentionne « la protection des droits d'autrui ». Les juges européens relèvent que le terme « autrui » de l'article 8 ne désigne pas celui qui s'oppose à l'ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale, c'est-à-dire, en l'espèce, l'enfant concerné. Puisque l'enfant est requérant, partie et non tiers au contentieux, et puisqu'il dénonce une ingérence dans ses droits, ses propres droits ne peuvent lui être opposés comme « droits d'autrui ». De ce fait la Cour retient que les mesures prononcées par les juges internes visent à la protection des droits et libertés du père biologique présumé, tiers intervenant, qui veut voir reconnaître sa paternité. L'ingérence poursuit alors un but légitime, celui de la reconnaissance de la paternité du véritable père de l'enfant.

Pour que l'ingérence soit conforme à l'article 8 il faut enfin qu'elle soit nécessaire dans une société démocratique, c'est-à-dire que l'ingérence soit fondée sur un besoin social impérieux et qu'elle soit proportionnée au but légitime poursuivi.
La Cour de Strasbourg vérifie que les motifs invoqués pour justifier l'ingérence sont pertinents et suffisants. En effet, la Cour estime qu'en matière de contestation de paternité légalement établie par un individu qui pense être le père biologique, les États disposent d'une marge de manœuvre. Cette dernière est importante lorsque sont concernés les droits fondamentaux concurrents de deux personnes. Cependant, la Cour opère un contrôle et l'intérêt supérieur de l'enfant doit primer.
En l'espèce, les époux reprochent au TGI d'avoir imposé à un enfant de se soumettre à un test génétique contre sa volonté et d'avoir fait de son refus un élément corroborant le caractère mensonger de la reconnaissance dont il était l'objet. Mais la Cour souligne que c'est le refus des époux de se plier à cette expertise et leur refus de conduire l'enfant auprès de l'expert qui a été pris en compte. Les magistrats européens déclarent tout d'abord que les juges internes se sont fondés sur la période légale de conception puis sur l'appréciation des éléments produits par les parties, démontrant que la mère et le père présumé entretenaient des relations intimes et que l'enfant était considéré comme le leur, pour constater le lien de filiation entre l'enfant et le père présumé. Le constat relatif au lien de filiation ne repose pas sur le refus invoqué par les requérants. Cependant, la probabilité que le père présumé soit le père biologique de l'enfant n'a pu se transformer en certitude, le père social et légal et l'enfant ne s'étant pas soumis au test ADN. Les mesures prises par les juridictions internes n'aident pas à trouver la vérité. La juge allemande avance cet argument dans son opinion dissidente.
Puis, la CEDH note que le TGI de Nanterre a désigné une administratrice ad hoc pour représenter les intérêts de l'enfant. Elle constate également que la Cour de Cassation a déclaré que les droits de l'enfant d'être entendu avaient été respectés. Par conséquent, les juridictions internes ont fait ce qu'il fallait pour impliquer l'enfant dans le processus décisionnel.
Les requérants font également valoir que les mesures prises par le TGI sont disproportionnées au regard de l'intérêt supérieur de l'enfant. Ils considèrent que l'intérêt supérieur de l'enfant exige que soit maintenu le lien de filiation établi depuis plusieurs années et que soit préservée la stabilité affective dans laquelle il a grandi, dès lors qu'il vit depuis toujours avec celui qui l'a élevé et qu'il considère comme son père. Les magistrats européens relèvent que les juridictions françaises ont placé l’intérêt supérieur de l'enfant au centre de leurs décisions, intérêt qui selon elles est de connaître la vérité sur ses origines, même si l'enfant estime que l'époux de sa mère est son père. Et la Cour accepte également de protéger l'intérêt du père biologique présumé qui est d'établir des liens de paternité avec son enfant puisque la paternité est considérée comme un aspect important de l'identité personnelle.
La CEDH souligne que l'intérêt de l'enfant et l'intérêt du père présumé se rejoignent en partie, puisque l'un se trouve dans l'établissement de sa filiation réelle et l'autre est de se voir reconnaître sa paternité. Ainsi, l'intérêt du père biologique n'est pas préféré à l'intérêt de l'enfant. La décision du TGI d'annuler la reconnaissance de paternité maintient un équilibre entre l'intérêt de l'enfant et l'intérêt du père présumé.
Par ailleurs, la Cour reconnaît que le droit de visite et d'hébergement de Monsieur Glouzmann emporte un trouble dans la vie privée et familiale de l'enfant mais l'autorité parentale ayant été exclusivement accordée à sa mère, cette décision lui permet de continuer de vivre au sein de sa famille actuelle, conformément à son souhait.

La CEDH, après avoir constaté que les trois conditions sont remplies, déclare que les juridictions internes n'ont pas excédé la marge d'appréciation dont elles disposent. Elle conclut alors que l'annulation de la reconnaissance de paternité ne viole pas l'article 8 de la conv.EDH et que l'intérêt de l'enfant est de connaître la vérité sur ses origines et sa filiation paternelle. Pour la Cour l'intérêt de l'enfant est de voir sa filiation biologique reconnue même si l'enfant n'est pas à l'origine de cette demande et ne veut pas voir sa filiation réelle établie.

C.C

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