lundi 6 juin 2016

CEDH 21 janvier 2016 n°29313/10 Affaire De Carolis et France Télévisions contre France

La liberté d'expression, ou liberté de communication, concernait, lors de la rédaction de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la parole et l'écrit. L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme a défini cette liberté de façon plus générale, soit en précisant qu'elle recouvre la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou idées. Cette liberté fonde l'existence de la presse, mais elle suppose aussi des limites, c'est l'exemple de la diffamation réprimandée par le droit français. Ce dernier impose des conditions très strictes, il est difficile pour un journaliste attaqué à ce sujet de prouver que ses propos ne sont pas diffamants. Au contraire, la Cour européenne des droits de l'homme applique des règles beaucoup plus souples. L'arrêt De Carolis et France Télévisions contre France atteste de cette différence d'appréciation.

                Un reportage est diffusé sur la chaîne de télévision France 3 le 8 septembre 2006. Il traite des attentats du 11 septembre 2001 et particulièrement du financement et des soutiens de l'organisation à l'origine des attentats, Al-Qaïda. Le prince Turki Al Faysal est cité et désigné par des personnes interrogées comme un des soutiens majoritaires de l'organisation au moment des attentats et il aurait contribué financièrement à son développement.

Le Prince, en qualité de demandeur, attaque la chaîne, son directeur et la journaliste du reportage qui ont la qualité de défendeurs. Ces derniers se défendent en utilisant l'argument de la bonne foi. Le tribunal correctionnel de Paris rend un jugement le 2 novembre 2007 où il déclare les défendeurs coupables de diffamation publique envers le demandeur. Il évoque le devoir de prudence et d'objectivité qui doit s'attacher à la relation d'accusations lorsque ces accusations n'ont pas encore été examinées par un tribunal.

Les défendeurs interjettent appel. La cour d'appel de Paris confirme le jugement dans un arrêt du 1er octobre 2008. Elle explique que la réalisatrice a pris le parti d'accuser l'intimé alors qu'aucun jugement à son encontre n'a été rendu. Ainsi, elle a manqué d'objectivité, car le reportage ainsi monté ne peut qu’induire à penser le téléspectateur que l'intimé est coupable des faits allégués. Pour la cour, il est porté atteinte à son honneur et à sa considération ; et elle ajoute que la journaliste aurait dû faire preuve d'une particulière prudence.
Les appelants forment un pourvoi en cassation. Dans un arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation rejette le pourvoi en précisant que le raisonnement de la cour d'appel est le bon. Elle précise que la liberté d'expression comporte des limites, soit des restrictions ou sanctions, pour permettre la protection de la réputation des droits d'autrui et de la présomption d'innocence.

Les requérants saisissent la Cour européenne des droits de l'homme, ils estiment que leur droit à la liberté d'expression a été violé en se fondant sur l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme. La cour déclare recevable leur requête.

Pour les requérants, le reportage respectait la déontologie journalistique et permettait d'informer le public sur des questions politiques et d'intérêt général. Un débat contradictoire a aussi eu lieu, car la parole a été aussi donnée au Prince qui s'est contenté de répondre aux questions évasivement.
Ensuite, ils contestent toute dissimulation d'éléments en faveur du Prince puisque ce dernier a eu la possibilité de s'exprimer et l'interview du sous secrétaire d'État américain de 2002 à 2005 dégageait le Prince de toute responsabilité.
De plus, pour eux, la Cour de cassation n'a pas mis en balance les données pertinentes lui permettant de résoudre le conflit entre le droit de communiquer des informations d'intérêt général et la protection de la réputation des droits d'autrui. Elle devait également prendre en compte le statut du Prince qui a été le directeur des services de renseignement de l'Arabie Saoudite puis ambassadeur aux États-Unis puisque les limites de la critique admissible sont plus larges pour les hommes politiques et les fonctionnaires que pour les simples particuliers.
Pour finir, ils estiment que l'amende pour diffamation et le communiqué de presse judiciaire sur la chaîne de télévision sont des pressions dirigées vers la presse pour l'inciter à ne pas enquêter sur des personnes puissantes et influentes dans l'exercice de leurs fonctions.

Le gouvernement français se défend en énonçant les articles 23, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui a permis de condamner les requérants. Il reconnaît une ingérence dans leur droit à la liberté d'expression, mais celle-ci se justifie par le paragraphe 2 de l'article 10 de la convention qui pose des limites.
Il justifie la nécessité de la mesure dans une société démocratique, tel que l'énonce le paragraphe 2, en expliquant que les accusations envers le Prince sont d'une extrême gravité.
Il ajoute que les juridictions internes ont à bon droit analysé le reportage comme partial et sans prudence, que la bonne foi des requérants doit être écartée et qu'ils n'ont pas prouvé les éléments qu'ils allèguent sur le Prince.
Enfin, il n'y a pas de risque que les sanctions aient un effet dissuasif sur la presse et elles sont proportionnées vu l'atteinte causée à la réputation du Prince.

Dans son appréciation, la CEDH énonce des passages de l'arrêt Morice contre France du 23 avril 2015 (n°29369/10) afin de rappeler sa jurisprudence. En effet, elle rappelle par ces extraits les principes généraux qui permettent d'apprécier la nécessité d'une ingérence donnée dans l'exercice de la liberté d'expression. Ainsi, elle cite des passages dont l'un explique que la marge d'appréciation de la liberté d'expression d'un État subit un contrôle européen et que cette ingérence doit être proportionnée à l'affaire. Dans le deuxième extrait, elle ajoute que les jugements de valeur doivent dépendre d'une "base factuelle" suffisante car à défaut, ils s'avéreraient excessifs. Dans la dernière citation, elle explique que les peines infligées doivent être prises en compte pour mesurer la proportionnalité de l'ingérence.

Ensuite, la cour rappelle le rôle de chien de garde de la presse qui est indispensable dans une société démocratique, la marge d'appréciation des États est réduite par ce rôle bien que les journalistes doivent faire preuve de bonne foi.

Dans un second temps, la cour applique ces principes généraux à l'affaire.
Pour la cour, la condamnation pénale des requérants constitue une ingérence dans l'exercice de leur droit à la liberté d'expression.
Elle se pose la question de savoir si cette ingérence était "nécessaire dans une société démocratique". Elle précise que pour répondre à la question, elle doit examiner si l'ingérence était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants.
La cour constate que la marge d'appréciation de l'État était réduite, car le reportage portait sur un sujet sérieux et le Prince étant un personnage public, les limites à la critique sont plus larges que pour un simple particulier. Elle continue en expliquant que les propos incriminés étaient des jugements de valeur et non pas des déclarations de fait. De suite, elle se pose la question de savoir si la base factuelle sur laquelle reposent ces jugements était suffisante et y répond par l'affirmative.
Pour les termes dits diffamants par le Prince, la cour estime qu'il n'y en a pas puisque la journaliste a utilisé du conditionnel et le terme de "présumé soutien". De plus, les juridictions n'ont pas à se substituer à la presse et à exprimer leur avis sur la technique à utiliser pour le montage des séquences.
Sur la partialité de la journaliste, la cour estime qu'on ne peut pas demander aux journalistes '"qu'ils se distancient systématiquement et formellement du contenu d'une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur".
Ainsi, elle déclare que le reportage faisait preuve d'un journalisme responsable.
Pour finir, la cour mentionne que les sanctions pénales, même très modérées, peuvent avoir un effet dissuasif dans l'exercice de la liberté d'expression. Les peines prononcées envers les requérants sont disproportionnées.

En conclusion, elle déduit de tous ces éléments que l'ingérence n'était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l'article 10 de la Convention, la condamnation s'analysant comme une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d'expression des requérants.


En France, la loi du 29 juillet 1881 est le texte fondamental en matière de presse, il permet de créer librement un journal. Afin d'éviter des dérives, des limites aux droits d'autrui ont été fixées dans la loi, appelées délits de presse, dont celui de la diffamation. La diffamation comporte l'allégation ou l'imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne ou d'un corps. Dans l'affaire, le Prince soutient une atteinte à son honneur. Pour se défendre d'une accusation de diffamation, il existe deux moyens, la preuve de la vérité des faits et la preuve de la bonne foi. Pour convaincre un tribunal de sa bonne foi, le journaliste doit prouver qu'il avait un but légitime, c'est-à-dire montrer que l'imputation diffamatoire était utile à l'information du public, qu'il était sincère et qu'il a fait preuve de prudence et d'objectivité, soit que l'enquête a été honnêtement menée. La jurisprudence française en la matière à une conception restrictive de la liberté d'expression et la preuve de la bonne foi est souvent peu retenue. Cela peut paraître éloigné des exigences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur la liberté d'expression.

De son côté, la CEDH consacre la fonction de la presse comme un outil nécessaire au débat démocratique. Elle utilise même l'expression de "chien de garde de la démocratie" pour définir la presse depuis l'arrêt Guardian & Observer contre Royaume-Uni du 26 novembre 1991. En effet, une société démocratique ne peut exister s'il n'y a pas de lieux de débats.
Le paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme pose des limites à la liberté de la presse. La cour laisse une marge d'appréciation nationale aux États pour s'ingérer dans la liberté d'expression de la presse, mais elle se permet de contrôler la nécessité des restrictions litigieuses dans une société démocratique. Elle précise cela dans l'arrêt Handyside du 7 décembre 1976. Dans le même arrêt, elle explique ce que suppose une société démocratique, c'est-à-dire le pluralisme, la tolérance et l'ouverture d'esprit. Cela veut dire que la liberté d'expression vaut aussi bien pour les idées inoffensives ou inopérantes que pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'opinion et les pouvoirs publics. De plus, l'arrêt Lingens du 8 juillet 1986 a énoncé qu'un homme politique doit se montrer plus tolérant envers les attaques dont il est l'objet qu'un particulier ordinaire. La cour a aussi donné la signification du mot « nécessaire » que l'on trouve dans l'expression "outil nécessaire au débat démocratique", elle explique que s'il n'est pas synonyme d'indispensable, il ne signifie pas non plus « admissible, « opportun » ou encore « raisonnable » et il implique un besoin social impérieux. Elle se sert de ce mot dans l'arrêt étudié afin de vérifier la proportionnalité de l'ingérence de l'Etat par rapport au but légitime poursuivi.
Sur son contrôle des ingérences dans la liberté d'expression, la cour laisse une marge d'appréciation nationale aux États bien qu'elle souhaite faire prévaloir un ordre public européen. Elle réduit plus ou moins la marge d’appréciation des États selon les cas. Dans l'arrêt, elle constate que la marge d'appréciation de la France "se trouvait notablement réduite".
Quant aux affaires relatives à la presse, la cour affirme depuis l'arrêt Jersild contre Danemark du 23 septembre 1994 que la liberté d'expression passe par la liberté du mode d’expression des idées : « Il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte-rendu les journalistes doivent adopter ». Elle réaffirme ce principe dans l'affaire De Carolis.
Du point de vue de la sanction pénale infligée par la France à la chaîne et à son directeur, la cour considère que peu importe sa gravité, peu importe son exécution ou non, elle est toujours analysée comme étant une atteinte constitutive à la liberté d'expression appelant une justification particulièrement forte.
La CEDH a une conception de la liberté d'expression différente de celle du droit français, en effet, elle laisse à la presse beaucoup plus de liberté dans l’exercice de son métier.

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A.L.B

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