La liberté d'expression, ou liberté de
communication, concernait, lors de la rédaction de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen, la parole et l'écrit. L'article 10 de la Convention
européenne des droits de l'homme a défini cette liberté de façon plus générale,
soit en précisant qu'elle recouvre la liberté d'opinion et la liberté de
recevoir ou de communiquer des informations ou idées. Cette liberté fonde
l'existence de la presse, mais elle suppose aussi des limites, c'est l'exemple
de la diffamation réprimandée par le droit français. Ce dernier impose des
conditions très strictes, il est difficile pour un journaliste attaqué à ce
sujet de prouver que ses propos ne sont pas diffamants. Au contraire, la Cour
européenne des droits de l'homme applique des règles beaucoup plus souples.
L'arrêt De Carolis et France Télévisions contre France atteste de cette
différence d'appréciation.
Un
reportage est diffusé sur la chaîne de télévision France 3 le 8 septembre 2006.
Il traite des attentats du 11 septembre 2001 et particulièrement du financement
et des soutiens de l'organisation à l'origine des attentats, Al-Qaïda. Le
prince Turki Al Faysal est cité et désigné par des personnes interrogées comme
un des soutiens majoritaires de l'organisation au moment des attentats et il
aurait contribué financièrement à son développement.
Le Prince, en qualité de demandeur,
attaque la chaîne, son directeur et la journaliste du reportage qui ont la
qualité de défendeurs. Ces derniers se défendent en utilisant l'argument de la
bonne foi. Le tribunal correctionnel de Paris rend un jugement le 2 novembre
2007 où il déclare les défendeurs coupables de diffamation publique envers le
demandeur. Il évoque le devoir de prudence et d'objectivité qui doit s'attacher
à la relation d'accusations lorsque ces accusations n'ont pas encore été
examinées par un tribunal.
Les défendeurs interjettent appel. La
cour d'appel de Paris confirme le jugement dans un arrêt du 1er octobre 2008.
Elle explique que la réalisatrice a pris le parti d'accuser l'intimé alors
qu'aucun jugement à son encontre n'a été rendu. Ainsi, elle a manqué
d'objectivité, car le reportage ainsi monté ne peut qu’induire à penser le
téléspectateur que l'intimé est coupable des faits allégués. Pour la cour, il
est porté atteinte à son honneur et à sa considération ; et elle ajoute
que la journaliste aurait dû faire preuve d'une particulière prudence.
Les appelants forment un pourvoi en
cassation. Dans un arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation rejette le
pourvoi en précisant que le raisonnement de la cour d'appel est le bon. Elle
précise que la liberté d'expression comporte des limites, soit des restrictions
ou sanctions, pour permettre la protection de la réputation des droits d'autrui
et de la présomption d'innocence.
Les requérants saisissent la Cour
européenne des droits de l'homme, ils estiment que leur droit à la liberté
d'expression a été violé en se fondant sur l'article 10 de la convention
européenne des droits de l'homme. La cour déclare recevable leur requête.
Pour les requérants, le reportage
respectait la déontologie journalistique et permettait d'informer le public sur
des questions politiques et d'intérêt général. Un débat contradictoire a aussi eu
lieu, car la parole a été aussi donnée au Prince qui s'est contenté de répondre
aux questions évasivement.
Ensuite, ils contestent toute
dissimulation d'éléments en faveur du Prince puisque ce dernier a eu la
possibilité de s'exprimer et l'interview du sous secrétaire d'État américain de
2002 à 2005 dégageait le Prince de toute responsabilité.
De plus, pour eux, la Cour de cassation
n'a pas mis en balance les données pertinentes lui permettant de résoudre le
conflit entre le droit de communiquer des informations d'intérêt général et la
protection de la réputation des droits d'autrui. Elle devait également prendre
en compte le statut du Prince qui a été le directeur des services de
renseignement de l'Arabie Saoudite puis ambassadeur aux États-Unis puisque les
limites de la critique admissible sont plus larges pour les hommes politiques
et les fonctionnaires que pour les simples particuliers.
Pour finir, ils estiment que l'amende pour
diffamation et le communiqué de presse judiciaire sur la chaîne de télévision
sont des pressions dirigées vers la presse pour l'inciter à ne pas enquêter sur
des personnes puissantes et influentes dans l'exercice de leurs fonctions.
Le gouvernement français se défend en
énonçant les articles 23, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse qui a permis de condamner les requérants. Il reconnaît une
ingérence dans leur droit à la liberté d'expression, mais celle-ci se justifie
par le paragraphe 2 de l'article 10 de la convention qui pose des
limites.
Il justifie la nécessité de la mesure
dans une société démocratique, tel que l'énonce le paragraphe 2, en
expliquant que les accusations envers le Prince sont d'une extrême gravité.
Il ajoute que les juridictions internes
ont à bon droit analysé le reportage comme partial et sans prudence, que la
bonne foi des requérants doit être écartée et qu'ils n'ont pas prouvé les
éléments qu'ils allèguent sur le Prince.
Enfin, il n'y a pas de risque que les
sanctions aient un effet dissuasif sur la presse et elles sont proportionnées vu
l'atteinte causée à la réputation du Prince.
Dans son appréciation, la CEDH énonce des
passages de l'arrêt Morice contre France du 23 avril 2015 (n°29369/10) afin de
rappeler sa jurisprudence. En effet, elle rappelle par ces extraits les
principes généraux qui permettent d'apprécier la nécessité d'une ingérence
donnée dans l'exercice de la liberté d'expression. Ainsi, elle cite des
passages dont l'un explique que la marge d'appréciation de la liberté
d'expression d'un État subit un contrôle européen et que cette ingérence doit
être proportionnée à l'affaire. Dans le deuxième extrait, elle ajoute que les
jugements de valeur doivent dépendre d'une "base factuelle" suffisante
car à défaut, ils s'avéreraient excessifs. Dans la dernière citation, elle
explique que les peines infligées doivent être prises en compte pour mesurer la
proportionnalité de l'ingérence.
Ensuite, la cour rappelle le rôle de
chien de garde de la presse qui est indispensable dans une société
démocratique, la marge d'appréciation des États est réduite par ce rôle bien
que les journalistes doivent faire preuve de bonne foi.
Dans un second temps, la cour applique ces
principes généraux à l'affaire.
Pour la cour, la condamnation pénale des
requérants constitue une ingérence dans l'exercice de leur droit à la liberté
d'expression.
Elle se pose la question de savoir si
cette ingérence était "nécessaire dans une société démocratique".
Elle précise que pour répondre à la question, elle doit examiner si l'ingérence
était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les
juridictions internes étaient pertinents et suffisants.
La cour constate que la marge
d'appréciation de l'État était réduite, car le reportage portait sur un sujet
sérieux et le Prince étant un personnage public, les limites à la critique sont
plus larges que pour un simple particulier. Elle continue en expliquant que les
propos incriminés étaient des jugements de valeur et non pas des déclarations
de fait. De suite, elle se pose la question de savoir si la base factuelle sur
laquelle reposent ces jugements était suffisante et y répond par l'affirmative.
Pour les termes dits diffamants par le
Prince, la cour estime qu'il n'y en a pas puisque la journaliste a utilisé du
conditionnel et le terme de "présumé soutien". De plus, les juridictions
n'ont pas à se substituer à la presse et à exprimer leur avis sur la technique
à utiliser pour le montage des séquences.
Sur la partialité de la journaliste, la
cour estime qu'on ne peut pas demander aux journalistes '"qu'ils se
distancient systématiquement et formellement du contenu d'une citation qui
pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur
honneur".
Ainsi, elle déclare que le reportage
faisait preuve d'un journalisme responsable.
Pour finir, la cour mentionne que les
sanctions pénales, même très modérées, peuvent avoir un effet dissuasif dans
l'exercice de la liberté d'expression. Les peines prononcées envers les
requérants sont disproportionnées.
En conclusion, elle déduit de tous ces
éléments que l'ingérence n'était pas nécessaire dans une société démocratique
au sens de l'article 10 de la Convention, la condamnation s'analysant comme
une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d'expression des
requérants.
En France, la loi du 29 juillet 1881 est
le texte fondamental en matière de presse, il permet de créer librement un
journal. Afin d'éviter des dérives, des limites aux droits d'autrui ont été fixées
dans la loi, appelées délits de presse, dont celui de la diffamation. La
diffamation comporte l'allégation ou l'imputation d'un fait qui porte atteinte
à l'honneur ou à la considération d'une personne ou d'un corps. Dans l'affaire,
le Prince soutient une atteinte à son honneur. Pour se défendre d'une
accusation de diffamation, il existe deux moyens, la preuve de la vérité des
faits et la preuve de la bonne foi. Pour convaincre un tribunal de sa bonne
foi, le journaliste doit prouver qu'il avait un but légitime, c'est-à-dire
montrer que l'imputation diffamatoire était utile à l'information du public,
qu'il était sincère et qu'il a fait preuve de prudence et d'objectivité, soit
que l'enquête a été honnêtement menée. La jurisprudence française en la matière
à une conception restrictive de la liberté d'expression et la preuve de la
bonne foi est souvent peu retenue. Cela peut paraître éloigné des exigences de
la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur la liberté
d'expression.
De son côté, la CEDH consacre la fonction
de la presse comme un outil nécessaire au débat démocratique. Elle utilise même
l'expression de "chien de garde de la démocratie" pour définir la presse
depuis l'arrêt Guardian & Observer contre Royaume-Uni du 26 novembre 1991.
En effet, une société démocratique ne peut exister s'il n'y a pas de lieux de
débats.
Le paragraphe 2 de l'article 10
de la Convention européenne des droits de l'homme pose des limites à la liberté
de la presse. La cour laisse une marge d'appréciation nationale aux États pour
s'ingérer dans la liberté d'expression de la presse, mais elle se permet de contrôler
la nécessité des restrictions litigieuses dans une société démocratique. Elle
précise cela dans l'arrêt Handyside du 7 décembre 1976. Dans le même arrêt,
elle explique ce que suppose une société démocratique, c'est-à-dire le
pluralisme, la tolérance et l'ouverture d'esprit. Cela veut dire que la liberté
d'expression vaut aussi bien pour les idées inoffensives ou inopérantes que
pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'opinion et les pouvoirs
publics. De plus, l'arrêt Lingens du 8 juillet 1986 a énoncé qu'un homme
politique doit se montrer plus tolérant envers les attaques dont il est l'objet
qu'un particulier ordinaire. La cour a aussi donné la signification du mot
« nécessaire » que l'on trouve dans l'expression "outil
nécessaire au débat démocratique", elle explique que s'il n'est pas
synonyme d'indispensable, il ne signifie pas non plus « admissible,
« opportun » ou encore « raisonnable » et il implique un
besoin social impérieux. Elle se sert de ce mot dans l'arrêt étudié afin de
vérifier la proportionnalité de l'ingérence de l'Etat par rapport au but
légitime poursuivi.
Sur son contrôle des ingérences dans la
liberté d'expression, la cour laisse une marge d'appréciation nationale aux États
bien qu'elle souhaite faire prévaloir un ordre public européen. Elle réduit
plus ou moins la marge d’appréciation des États selon les cas. Dans l'arrêt,
elle constate que la marge d'appréciation de la France "se trouvait
notablement réduite".
Quant aux affaires relatives à la presse,
la cour affirme depuis l'arrêt Jersild contre Danemark du 23 septembre 1994 que
la liberté d'expression passe par la liberté du mode d’expression des idées : «
Il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d’ailleurs, de se
substituer à la presse pour dire quelle technique de compte-rendu les
journalistes doivent adopter ». Elle réaffirme ce principe dans l'affaire De
Carolis.
Du point de vue de la sanction pénale
infligée par la France à la chaîne et à son directeur, la cour considère que
peu importe sa gravité, peu importe son exécution ou non, elle est toujours
analysée comme étant une atteinte constitutive à la liberté d'expression
appelant une justification particulièrement forte.
La CEDH a une conception de la liberté
d'expression différente de celle du droit français, en effet, elle laisse à la
presse beaucoup plus de liberté dans l’exercice de son métier.
Liens :
A.L.B
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