mardi 22 mars 2016

Le lien de causalité dans le cadre de la responsabilité du fait des produits défectueux (arrêt Cass. Civ. 1, 12 novembre 2015, n°14-18118)



            La vaccination est au cœur d’un débat sociétal en ce moment. Certaines personnes accusent les vaccins de provoquer des maladies, et donc d’être source de pathologies au lieu de nous en protéger. L’un des vaccins, le plus controversé, est celui de l’hépatite B. Il est suspecté de provoquer, chez certaines personnes vaccinées contre l’hépatite B, l’apparition de la sclérose en plaques même si cela n’est pas prouvé scientifiquement. Ces personnes intentent des actions en justice afin d’obtenir réparation de leur dommage.

Les produits pharmaceutiques comme les vaccins font l’objet d’un important contentieux. Cela est sûrement dû à la particularité de ces produits car ils touchent directement à la santé des personnes et on ignore souvent les effets secondaires des substances qu’ils contiennent. Le contentieux porte souvent sur la preuve du lien de causalité entre le défaut du  produit et le dommage subi par la victime.

Les produits pharmaceutiques relèvent d’un régime juridique spécifique : la responsabilité du fait des produits défectueux. En France, ce régime de responsabilité a été créé par la loi n°98-389 du 19 mai 1998 qui transpose la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, suite à la condamnation de la France par la Cour de justice des communautés européennes pour non-respect du délai de transposition de la directive (arrêt CJCE, 13 février 1993, Aff. C-293/91). Cette transposition a posé des problèmes : la Cour de justice des communautés européennes a condamné la France à deux reprises (arrêt CJCE, 25 avril 2002, Aff. C-52/00 ; arrêt CJCE, 14 mars 2006, Aff. C-177/04) pour ne pas avoir transposé correctement la directive européenne. Le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux a donc été modifié par les lois n°2004-1343 du 9 décembre 2009 et n°2006-406 du 5 avril 2006.

Malgré tout, le contentieux relatif au vaccin anti-hépatite B est toujours très important. La Cour de cassation éprouve des difficultés pour appliquer le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux aux vaccins. Le lien de causalité fait souvent l’objet des pourvois en cassation. Il est difficile à établir pour la victime et il existe des incertitudes scientifiques sur celui-ci. On peut observer ces difficultés dans un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 12 novembre 2015.
Cet arrêt est rendu suite à un renvoi opéré après une cassation.

En l’espèce, une personne se fait vacciner contre l’hépatite B à trois reprises entre décembre 1998 et juillet 1999. C’est un vaccin obligatoire. En août 1999, la personne est malade. Elle est diagnostiquée comme souffrant de la sclérose en plaques.
La victime intente une action en responsabilité contre le laboratoire fabriquant le vaccin. Elle souhaite obtenir la réparation de son préjudice sur le fondement des articles 1386-1 et suivants du Code civil, codifiés par la loi du 19 mai 1998. La victime a la qualité de demanderesse et le fabricant du vaccin, producteur, a celle de défendeur.
Au cours de l’instance, la victime décède ; son épouse et sa fille agissent en son nom pour la suite du procès.

Le 26 septembre 2012, la première chambre civile de la Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant les juges du fond après avoir cassé l’arrêt de la Cour d’appel (pourvoi n°11-17738).
Le 7 mars 2014, la Cour d’appel de Paris déboute les ayants droit de la victime de leurs demandes. Elle considère qu’il n’existe aucun consensus scientifique permettant d’établir l’existence d’un lien de causalité entre le vaccin contre l’hépatite B et la sclérose en plaques.

Un pourvoi en cassation est formé par les ayants droit de la victime qui ont la qualité de demandeurs. Il contient un moyen divisé en trois branches. Le fabricant du vaccin a la qualité de défendeur.
Tout d’abord, les demanderesses au pourvoi rappellent que la preuve d’un lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage de la victime est nécessaire pour engager la responsabilité du producteur sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux. Des présomptions graves, précises et concordantes permettent d’apporter cette preuve. Les ayants droit de la victime affirment que nous sommes en présence d’une telle présomption car il s’est écoulé peu de temps entre l’injection et l’apparition des premiers symptômes de la maladie sachant que celle-ci était inexistante dans la famille, ce qui a été constaté par des experts judiciaires et non contesté par le défendeur. Les demanderesses au pourvoi estiment que la Cour d’appel a violé les articles 1386-4 et 1353 du Code civil en considérant cette concomitance est insuffisante pour prouver le lien de causalité que le fournisseur doit renverser.
Ensuite, les demanderesses au pourvoi considèrent que les juges du fond ont violé les articles 1386-4 et 1386-9 du Code civil en exigeant la preuve de l’imputabilité de la maladie au vaccin, ce qui les oblige à rapporter la preuve d’une causalité scientifique.
Enfin, elles affirment que le doute scientifique ne prouve pas et n’exclut pas le lien de causalité. C’est un élément neutre donc le juge ne peut pas s’en servir en faveur ou au détriment d’une partie au litige. Elles en déduisent que la Cour d’appel a violé les articles 1386-4 et 1353 du Code civil en constatant l’absence de consensus sur les causes de la sclérose en plaques et donc l’absence de présomptions graves, précises et concordantes.

La première chambre civile de la Cour de cassation a dû répondre à la question suivante : la concomitance entre la vaccination et l’apparition de la maladie constitue-t-elle une présomption grave, précise et concordante permettant d’établir un lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage de la victime ?

Le jeudi 12 novembre 2015, la Haute juridiction rend un arrêt dans lequel elle renvoie l’affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) au visa de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Elle pose trois questions préjudicielles à celle-ci sur la façon dont il faut interpréter la directive de 1985 quant à la preuve du lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage de la victime. En attendant la prise de position de la CJUE, la Cour sursoit à statuer. Elle renvoie l’affaire à une audience du 25 octobre 2016.
La Cour rappelle que le régime de responsabilité du fait des produits défectueux est applicable aux vaccins en se fondant sur l’article 2 et le treizième considérant de la directive, et la jurisprudence de la CJUE (arrêts du 9 février 2006, O’ Byrne, C-127/04, et du 2 décembre 2009, Aventis, C-358/08). Elle rappelle également que selon l’article 1386-9 du Code civil, la victime doit prouver le dommage, le défaut du produit et le lien de causalité entre le défaut et le dommage ; en précisant que la CJUE veille à la répartition de la charge de la preuve par les droits internes des États membres de l’UE. Elle observe que les ayants droit de la victime invoquent la jurisprudence de la Cour selon laquelle le lien de causalité entre le défaut du vaccin et le préjudice de la victime peut être prouvé par des présomptions graves, précises et concordantes. Cette jurisprudence est aussi valable pour la preuve de la défectuosité du produit.
La Cour de cassation se pose alors la question suivante : l’article 4 de la directive s’oppose-t-il à ce que de telles présomptions soient utilisées comme mode de preuve ? Elle envisage alors les conséquences d’une réponse négative ou affirmative à cette question.
D’une part, si la réponse est négative, elle indique qu’il faudrait savoir si l’article 4 de la directive s’opposerait à ce que le lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage de la victime puisse être établi quand il existe des indices de causalité comme la concomitance entre la vaccination et l’apparition de la maladie ou l’absence de la maladie dans la famille. En l’espèce, le lien de causalité serait prouvé.
D’autre part, si la réponse était affirmative, il faudrait savoir si ce même article de la directive admet que la preuve de ce lien de causalité sera considérée comme apportée seulement s’il est établi scientifiquement.
Face à ces difficultés que pose l’article 4 de la directive et dont dépend la solution du litige, la Cour de cassation renvoie l’affaire à la CJUE pour que celle-ci réponde à trois questions préjudicielles quant à l’interprétation de l’article 4 de la directive européenne. Tout d’abord, il s’agit de savoir si cet article s’oppose à ce que le lien de causalité entre le défaut d’un vaccin et le dommage subi par la victime soit prouvé par des présomptions graves, précises et concordantes quand ce lien n’est pas prouvé scientifiquement. Ensuite, si la réponse à cette question est négative, il s’agit de déterminer si la présomption selon laquelle ce lien serait prouvé en cas d’existence d’indices de causalité est recevable dans la cadre d’une action fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux. Enfin, si la réponse à la première question est affirmative, il s’agit de savoir si ce lien de causalité sera considéré comme prouvé seulement si c’est le cas d’un point de vue scientifique.

 Ainsi, la Haute juridiction pose des questions préjudicielles à la CJUE sur l’interprétation d’un article de la directive européenne afin de rendre la solution au litige et d’éclaircir sa position quant à la preuve du lien de causalité entre le défaut du vaccin et le dommage de la victime. Ces questions sont nécessaires au regard de l’importance du contentieux en matière de vaccins. Les solutions sont nombreuses et parfois très différentes. Cela crée une insécurité juridique.

En effet, la jurisprudence de la Cour de cassation a évolué ces dernières années concernant le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux. En 2003 (arrêt Cass civ. 1 ,23 septembre 2003, n°01-13063), elle refuse que le lien de causalité entre le défaut du produit et le préjudice de la victime soit considéré comme prouvé par le biais de présomptions du fait de l’homme quand ce lien n’est pas prouvé scientifiquement. L’absence de causalité scientifique entraînait l’absence de causalité juridique. La Cour a changé de position dans des arrêts du 22 mai 2008 (ex : arrêt Cass. Civ.1, 22 mai 2008, n°06-10967). Elle affirme que dans le cadre de la responsabilité du fait des produits défectueux, la preuve du dommage, du défaut du produit et du lien de causalité entre le défaut et le dommage puisse être apportée grâce à des présomptions graves, précises et concordantes. C’est cette jurisprudence qui est évoquée dans notre arrêt. Les indices de causalité permettant de considérer que nous sommes en présence d’une présomption du fait de l’homme relèvent de l’appréciation souveraine des juges du fond (arrêt Cass. civ. 1re, 9 juill. 2009, n° 08-11073, arrêt Cass. 1re civ, 25 nov. 2010, n° 09-16556). Ceux-ci peuvent être réticents à accepter ce mode de preuve quand il y a une incertitude scientifique sur l’existence de ce lien de causalité. Cela explique le fait que les solutions rendues sont parfois très différentes pour des faits similaires.
De plus, la Cour considère que lorsque la preuve du lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage de la victime par des présomptions graves, précises et concordantes est apportée, la défectuosité du produit est présumée (Cass. 1re civ, 26 sept. 2012, n° 11-17738 ; arrêt Cass. 1re civ, 10 juillet 2013, n°312-21314). C’est cet arrêt de 2012 qui a renvoyé notre affaire devant les juges du fond pour la seconde fois (arrêt CA Paris, 7 mars 2014).

Par ailleurs, la preuve du lien de causalité entre la défectuosité du produit et le dommage de la victime n’est pas appréhendée de la même façon par les juridictions administratives et les juridictions judiciaires. En effet, selon l’article L3111-4 du Code de la santé publique, les victimes de dommages dus à un vaccin obligatoire peuvent faire une demande d’indemnisation de leur préjudice auprès de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM). Le Conseil d’État considère que le lien entre le vaccin et la maladie est établi quand les premiers symptômes de la maladie apparaissent dans « un bref délai » suivant la vaccination et qu’il n’existe pas d’antécédents de la maladie chez la victime (arrêt CE, 9 mars 2007, n°267635, 278665, 283067 et 285288 ; arrêt CE, 27 mai 2015, n°369142). Dans notre affaire, la victime a fait cette demande mais l’indemnisation perçue ne répare pas suffisamment son préjudice donc elle décide d’intenter une action en justice contre le fabricant du vaccin sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux pour obtenir la réparation intégrale de son préjudice.
Si la réponse à la première question posée par la Cour de cassation à la CJUE était affirmative, cela serait sévère pour les victimes. La preuve du lien de causalité entre le défaut du vaccin et le préjudice de la victime serait subordonnée à la preuve de ce lien scientifiquement. La causalité juridique dépendrait donc de la causalité scientifique. Or, la science ne peut pas toujours déterminer avec précision et certitude les causes des maladies. La causalité scientifique a des limites. Ces dernières pourraient limiter les possibilités pour les victimes d’obtenir réparation de leurs préjudices. On risquerait d’avoir des victimes jamais indemnisées à cause de l’absence de consensus scientifique, alors qu’il peut avoir un doute légitime sur le lien de causalité entre la défectuosité du produit et les dommages des victimes. Il y aurait une inégalité entre les victimes de vaccins obligatoires défectueux et celles agissant en justice sur le fondement des articles 1386-1 et suivants du Code civil.
Il est souhaitable que ces deux régimes soient unifiés pour éviter qu’il y ait une inégalité entre les victimes. Elles doivent pouvoir obtenir réparation de leurs préjudices devant tout juge (administratif ou judiciaire).

À l’inverse, si la réponse à cette même question de la Haute juridiction à la CJUE était négative, les conditions de la responsabilité seraient plus souples pour les victimes. Elles pourraient prouver plus facilement le lien de causalité et obtenir réparation de leurs dommages. La Cour de cassation pourrait poser une présomption de causalité de droit en cas d’existence d’indices de causalité. Cette solution se rapprocherait de celle adoptée par le Conseil d’État. La Cour de cassation alignerait sa jurisprudence sur celle du juge administratif. Le contentieux de la responsabilité du fait des produits défectueux et, plus particulièrement celui des vaccins, serait moins abondant, unifié, les solutions plus prévisibles et plus claires. Mais, la Cour pourrait ne pas créer de présomption de causalité de droit et donc ne changerait pas sa position actuelle. Les problèmes d’appréciation des éléments de fait pour savoir si on est en présence d’une présomption grave, précise et concordante ne changeraient pas. Nous aurions toujours autant de solutions contradictoires. L’insécurité juridique demeurerait.


Les réponses de la CJUE sont donc très attendues et auront des conséquences sur le contentieux du vaccin anti-hépatite B et, sur les produits pharmaceutiques plus généralement. 

E. L.

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