mardi 23 février 2016

Les assignations à résidence dans le cadre de l'état d'urgence


Conseil d’État 11 décembre 2015
n°395009, n°394990, n°394992, n°394993, n°394989, n°394991 et n°395002





L'état d'urgence a été déclaré, après les attentats qui ont frappé la ville de Paris, par un décret du 14 novembre 2015 pris en conseil des ministres, conformément aux articles 1 et 2 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. Un second décret du même jour dispose que les mesures d'assignation à résidence prévues à l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 peuvent être mises en œuvre sur l'ensemble du territoire métropolitain. Puis la loi du 20 novembre 2015 est intervenue afin de proroger l'état d'urgence pour une durée de 3 mois. Cette dernière modifie certaines dispositions de la loi du 3 avril 1955 et notamment l'article 6. Celui-ci prévoit la possibilité pour le ministre de l'Intérieur de prononcer l'assignation à résidence de toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement présente une menace pour la sécurité et l'ordre public. Le Conseil d’État a été saisi de sept recours en référé-liberté dirigés contre des mesures d'assignation à résidence prises sur le fondement de cet article.



Sept militants écologistes ont été assignés à résidence, respectivement sur la commune d'Ivry-sur-Seine, de Rennes et de Malakoff, jusqu'au 12 décembre 2015, par les arrêtés du 24 et 25 novembre 2015 rendus par le ministre de l'Intérieur. Ces arrêtés mentionnent les modalités d'exécution de l'assignation à résidence et notamment l'obligation de se présenter trois fois par jour à des horaires déterminés au commissariat de police de la commune concernée, tous les jours de la semaine et de demeurer, tous les jours entre 20h et 6h, dans les locaux où ils résident, et la possibilité de déplacement en dehors de ces lieux d'assignation qu'avec l'autorisation écrite du préfet.

Chaque militant a saisi le juge du tribunal administratif territorialement compétent sur le fondement de l'article L521-2 du code de justice administrative (CJA), c'est-à-dire dans le cadre de la procédure du référé-liberté. Ils demandent la suspension de l'exécution de l'arrêté pris à leur encontre arguant une atteinte injustifiée à leur liberté d'aller et venir, au droit de mener une vie familiale normale et à la liberté de réunion et de manifestation.



La loi du 30 juin 2000 a crée le référé-liberté, qui lorsque sont en cause des libertés publiques ou individuelles, doit être jugé dans les 48 heures. Il faut pour cela qu'il y ait une urgence particulière s'appréciant par rapport aux droits et intérêts du requérant et aux nécessités de l'intérêt général. Il faut ensuite qu'il y ait une atteinte à une liberté fondamentale, dont la liberté d'aller et venir et le droit de mener une vie familiale et normale font parties. Enfin, il faut que l'administration ait porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté en cause. Si les trois conditions sont réunies, le juge des référé-liberté peut prendre toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde de la liberté atteinte.



Par une ordonnance du 28 novembre 2015, du 30 novembre 2015 et du 3 décembre 2015, le juge des référés du tribunal administratif de Melun, du tribunal administratif de Cergy-Pontoise et du tribunal administratif de Rennes ont rejeté la demande des requérants, soit après audience, pour absence d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, soit sur le fondement de l'article L522-3 considérant que la condition d'urgence exigée faisait défaut et recourant à la technique dite des « ordonnances de tri » permettant de rejeter sans audience publique ni contradictoire les recours en référé qui, notamment, ne présentent de manière évidente aucun caractère d’urgence.

Les six militants forment un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. L’utilisation de la procédure de l'article L522-3 ferme la voie de l’appel devant le Conseil d’État, seul un pourvoi en cassation peut alors être formé. Le septième militant fait appel de cette décision. En matière de référé, l'appel est formé devant le Conseil d’État. Les requérants demandent l'annulation de l'ordonnance du tribunal administratif et que le Conseil d’État statuant en référé fasse droit à leur demande.

Le Conseil d’État dans sa formation contentieuse, le 11 décembre 2015, annule l'ordonnance du juge des référés de chaque tribunal administratif et rejette la demande de suspension de l'arrêté du ministre de l'Intérieur dont les requérants font l'objet.



Le Conseil d’État devait se prononcer sur le point de savoir si la décision d'assignation à résidence du ministre de l'Intérieur justifiait le recours au référé-liberté et si celle-ci portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale d'aller et venir.



Le Conseil d’État se prononce en premier lieu sur la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dans son arrêt n°395009. En effet, les requérants soulèvent la question devant le Conseil d’État de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955. L'article 61-1 de la Constitution crée le contrôle a posteriori de constitutionnalité. Il prévoit que lorsqu'une question sur la conformité d'une disposition législative aux droits et libertés que garantit la Constitution est soulevée par un justiciable, au cours d'une instance devant une juridiction, celle-ci doit être renvoyée au Conseil Constitutionnel. L'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 dispose qu'un moyen fondé sur ce sujet peut être soulevé au cours d'une instance devant le Conseil d’État. Ce dernier, dans son arrêt, détaille l’office du juge du référé-liberté lorsqu’il est saisi d’une telle QPC. Le juge des référés n'est pas obligé d'examiner la QPC, il lui est possible de rejeter la requête pour incompétence, irrecevabilité ou défaut d'urgence. S'il ne rejette pas la requête, il relève de l'office du juge des référés d'examiner une QPC. Enfin, en cas de renvoi au Conseil d’État ou au Conseil Constitutionnel le juge des référés peut prendre des mesures provisoires ou conservatoires, telle que la suspension de la décision prononçant l'assignation à résidence, en attendant le résultat de la QPC. Ainsi en l'espèce, le Conseil d’État constate que le requérant peut soulever la QPC devant le juge administratif des référés. Avant tout renvoi, les juridictions suprêmes, à savoir le Conseil d’État ou la Cour de cassation, doivent vérifier plusieurs conditions. Il faut que la disposition soit applicable au litige, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution et que la question soit nouvelle ou sérieuse. Le Conseil d’État, en l'espèce, estime que les dispositions litigieuses sont applicables au litige, l'arrêté du ministre de l'Intérieur ayant été pris sur ce fondement, qu'elles n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution, et enfin que la question présente un caractère sérieux, le requérant faisant valoir qu'elles portent atteinte à plusieurs libertés, qu'elles sont entachées d'incompétence négative et qu'elles méconnaissent l'article 66 de la Constitution. La Haute Juridiction, après avoir vérifié que les trois conditions étaient bien remplies, renvoie la QPC au Conseil Constitutionnel. Mais en l’espèce, les requêtes étant multiples, le Conseil d’État ne renvoie qu’une seule question et non pas sept. De plus, il précise que le seul fait que soit invoquée une atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution ne conduit pas automatiquement le juge des référés à en déduire l'existence d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.



Puis la Haute Juridiction se fonde sur l'article 23-3 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 pour statuer sur la demande des requérants. En effet, cet article prévoit que le juge des référés saisi d'une QPC peut statuer sans attendre la réponse du Conseil Constitutionnel et prendre des mesures provisoires ou conservatoires nécessaires en raison de l'urgence et du bref délai qui lui est imparti.

Le Conseil d’État se prononce sur le recours en référé-liberté. Pour obtenir satisfaction le requérant doit justifier tout d'abord d'une situation d'urgence. La Haute Juridiction considère qu'une mesure d'assignation à résidence prononcée sur le fondement de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 restreint la liberté d'aller et venir, porte une atteinte grave et immédiate à la situation de la personne et crée une situation d'urgence justifiant la saisine du juge administratif du référé-liberté. Il en irait autrement si l'administration faisait valoir des circonstances particulières. En l'espèce, la juridiction suprême estime qu'au regard des éléments avancés par les demandeurs et qu'aucune circonstance particulière n'ayant été avancée par le ministre de l'Intérieur, l'assignation à résidence justifie en principe que le juge des référés se prononce en urgence, dans le cadre de la procédure de référé-liberté. Par conséquent, le Conseil d’État annule les sept ordonnances des tribunaux administratifs, l'appréciation des juges étant entachée d'une erreur de droit. Le Conseil d’État pose ainsi le principe d'une présomption d'urgence en matière de procédure de référé-liberté contre les mesures prises sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955. Une mesure restreignant une liberté fondamentale prise dans le cadre de l'état d'urgence fait naître par nature une situation d'urgence et exige l'intervention d'un contrôle rapide et effectif de la part du juge administratif. La reconnaissance d'une telle présomption permet de garantir l'examen sur le fond des mesures d'assignation à résidence par le juge administratif, le requérant n'ayant pas à rapporter la preuve de la gravité des conséquences de son assignation à résidence.

Une fois la situation d'urgence reconnue, le Conseil d’État se penche sur l'existence de la condition d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Il estime que les effets et l'objet de la décision du ministre de l'Intérieur prononçant l'assignation à résidence des requérants restreignent la liberté d'aller et venir, liberté qu'il a élevée au rang de liberté fondamentale dans son arrêt du 9 janvier 2001 Deperthes. Il énonce que ladite décision ne peut être contestée sur le fondement de l'article 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (conv.EDH). L'article est relatif au droit à la liberté et à la sûreté et prévoit qu'aucune personne ne peut être privée de sa liberté sauf dans certains cas de détention énumérés. Mais la Haute Juridiction juge que la décision d’assignation à résidence, par sa durée et ses modalités d'exécution, ne constitue pas une mesure privative de liberté au sens de l'article 5 de la conv.EDH mais une simple mesure restrictive de liberté. Elle écarte également la contestation de la décision fondée sur le protocole n°4 additionnel à la conv.EDH en déclarant que la restriction à la liberté d'aller et venir, par la décision d'assignation à résidence, dans le cadre de l'état d'urgence, était compatible au protocole n°4 additionnel. Celui-ci autorise les mesures restreignant la liberté de circulation nécessaires à la sécurité nationale, à la sûreté publique et au maintien de l'ordre public. Le Conseil d’État va ensuite rechercher si le ministre de l'Intérieur a porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale d'aller et venir, dans son appréciation de la menace et dans la détermination des modalités d'exécution de la mesure, et s'il y a lieu dans ce cas de prendre toute mesure pour mettre fin à cette illégalité manifeste. Il reconnaît que la décision restreint la liberté d'aller et venir mais estime qu'elle n'en est pas pour autant privative de liberté. Il va alors vérifier que la conciliation opérée par le ministre de l'Intérieur entre la sauvegarde de l'ordre public et le respect des libertés ne l'a pas conduit à porter une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'aller et venir. La Haute Juridiction relève que le ministre de l'Intérieur s'est fondé pour prendre ses décisions sur la menace terroriste qui pèse sur le territoire français et sur la nécessité de prendre des mesures afin d'assurer la sécurité des représentants, des chefs d’États et de gouvernements étrangers lors de la conférence des Nations Unies sur les changements climatiques, dite COP21. Le ministre de l'Intérieur avance également que les forces de l'ordre déjà mobilisées pour prévenir toute menace terroriste, ne pouvaient être détournées de leur mission pour répondre aux risques d'ordre public liés aux actions des militants écologistes. Le Conseil d’État utilise les « notes blanches » remises par le ministre de l'Intérieur et confirme leur validité. Ce mode de preuve établit des faits rapportés par la seule administration, de manière nécessairement non-contradictoire. Il constate que les militants, contre lesquels ont été pris les arrêtés, ont déjà participé à la préparation d'action de contestation et d'opposition à la tenue de la COP21, à des actions revendicatives violentes, fait l'objet d'interpellation et de poursuites pour dégradation et résistance à officier public ou de perquisitions ayant abouti à la découverte de matériels pouvant être utilisés lors de manifestations violentes. L'article 6 de la loi du 3 avril 1955, modifié par la loi du 20 novembre 2015, fonde le pouvoir d'assignation à résidence du ministre de l'Intérieur. Le Conseil d’État déclare que les dispositions de l'article 6 ne font pas de lien entre, la nature de péril imminent et la calamité publique ayant conduit à l'état d'urgence, et la nature de la menace pour la sécurité et l'ordre public. Il opère une distinction entre le fondement de la déclaration de l’état d’urgence et les motifs pour lesquels peuvent intervenir des assignations à résidence. Ainsi le ministre de l'Intérieur peut prononcer une assignation à résidence à l'encontre d'une personne résidant dans la zone couverte par l'état d'urgence fondée sur d'autres motifs que ceux ayant conduit à déclarer l'état d'urgence, dès lors qu'il existe des raisons sérieuses de penser que le comportement de cette personne constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public. Le Conseil d’État reprend les termes de l'article 6 mais n'interprète pas la notion de « raisons sérieuses ». Il valide l’usage de l’assignation à résidence pour prévenir toute menace sérieuse à l’ordre public. Il considère que le ministre de l'Intérieur a concilié le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public. De ce fait, il n'a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'aller et venir. Par conséquent, le Conseil d’État estime qu'il n'y a pas de raison d'ordonner des mesures de sauvegarde.





Depuis le Conseil Constitutionnel s'est prononcé sur la QPC renvoyée par le Conseil d’État. Dans sa décision n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, il déclare la conformité à la Constitution des neuf premiers alinéas de l'article 6 de la loi du 5 avril 1955 dans sa rédaction issue de la loi du 20 novembre 2015. Les requérants reprochaient notamment aux dispositions de l'article 6 de méconnaître les droits garantis par l'article 66 de la Constitution et de porter atteinte à la liberté d'aller et venir. Le Conseil Constitutionnel estime que ledit article n'est pas contraire à l'article 66 qui prévoit que le juge judiciaire est le garant des libertés individuelles. En effet, une mesure d'assignation à résidence prise dans le cadre de l'état d'urgence constitue une simple mesure restrictive de liberté et non une mesure privative de liberté. Par conséquent, l'intervention de l'autorité judiciaire n'est pas nécessaire. Le Conseil Constitutionnel énonce également que les dispositions contestées ne portent pas atteinte à la liberté d'aller et venir, garantie par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, en raison de l'encadrement dont fait l'objet le prononcé de l'assignation à résidence et du contrôle de proportionnalité effectué par le juge administratif.

C.C








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