Conseil d’État 11 décembre 2015
n°395009, n°394990,
n°394992, n°394993, n°394989, n°394991 et n°395002
L'état d'urgence a été
déclaré, après les attentats qui ont frappé la ville de Paris,
par un décret du 14 novembre 2015 pris en conseil des ministres,
conformément aux articles 1 et 2 de la loi du 3 avril 1955 relative
à l'état d'urgence. Un second décret du même jour dispose que les
mesures d'assignation à résidence prévues à l'article 6 de la loi
du 3 avril 1955 peuvent être mises en œuvre sur l'ensemble du
territoire métropolitain. Puis la loi du 20 novembre 2015 est
intervenue afin de proroger l'état d'urgence pour une durée de 3
mois. Cette dernière modifie certaines dispositions de la loi du 3
avril 1955 et notamment l'article 6. Celui-ci prévoit la possibilité
pour le ministre de l'Intérieur de prononcer l'assignation à
résidence de toute personne à l'égard de laquelle il existe des
raisons sérieuses de penser que son comportement présente une
menace pour la sécurité et l'ordre public. Le Conseil d’État a
été saisi de sept recours en référé-liberté dirigés contre des
mesures d'assignation à résidence prises sur le fondement de cet
article.
Sept militants
écologistes ont été assignés à résidence, respectivement sur la
commune d'Ivry-sur-Seine, de Rennes et de Malakoff, jusqu'au 12
décembre 2015, par les arrêtés du 24 et 25 novembre 2015 rendus
par le ministre de l'Intérieur. Ces arrêtés mentionnent les
modalités d'exécution de l'assignation à résidence et notamment
l'obligation de se présenter trois fois par jour à des horaires
déterminés au commissariat de police de la commune concernée, tous
les jours de la semaine et de demeurer, tous les jours entre 20h et
6h, dans les locaux où ils résident, et la possibilité de
déplacement en dehors de ces lieux d'assignation qu'avec
l'autorisation écrite du préfet.
Chaque militant a saisi
le juge du tribunal administratif territorialement compétent sur le
fondement de l'article L521-2 du code de justice administrative
(CJA), c'est-à-dire dans le cadre de la procédure du
référé-liberté. Ils demandent la suspension de l'exécution de
l'arrêté pris à leur encontre arguant une atteinte injustifiée à
leur liberté d'aller et venir, au droit de mener une vie familiale
normale et à la liberté de réunion et de manifestation.
La loi du 30 juin 2000 a
crée le référé-liberté, qui lorsque sont en cause des libertés
publiques ou individuelles, doit être jugé dans les 48 heures. Il
faut pour cela qu'il y ait une urgence particulière s'appréciant
par rapport aux droits et intérêts du requérant et aux nécessités
de l'intérêt général. Il faut ensuite qu'il y ait une atteinte à
une liberté fondamentale, dont la liberté d'aller et venir et le
droit de mener une vie familiale et normale font parties. Enfin, il
faut que l'administration ait porté une atteinte grave et
manifestement illégale à la liberté en cause. Si les trois
conditions sont réunies, le juge des référé-liberté peut prendre
toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde de la liberté
atteinte.
Par une ordonnance du 28
novembre 2015, du 30 novembre 2015 et du 3 décembre 2015, le juge
des référés du tribunal administratif de Melun, du tribunal
administratif de Cergy-Pontoise et du tribunal administratif de
Rennes ont rejeté la demande des requérants, soit après audience,
pour absence d’atteinte grave et manifestement illégale à une
liberté fondamentale, soit sur le fondement de l'article L522-3
considérant que la condition d'urgence exigée faisait défaut et
recourant à la technique dite des
« ordonnances de
tri » permettant
de rejeter sans audience publique ni contradictoire les recours en
référé qui, notamment, ne présentent de manière évidente aucun
caractère d’urgence.
Les six militants
forment un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État.
L’utilisation de la procédure de l'article L522-3 ferme la voie
de l’appel devant le Conseil d’État, seul un pourvoi en
cassation peut alors être formé. Le septième militant fait appel
de cette décision. En matière de référé, l'appel est formé
devant le Conseil d’État. Les requérants demandent l'annulation
de l'ordonnance du tribunal administratif et que le Conseil d’État
statuant en référé fasse droit à leur demande.
Le Conseil d’État
dans sa formation contentieuse, le 11 décembre 2015, annule
l'ordonnance du juge des référés de chaque tribunal administratif
et rejette la demande de suspension de l'arrêté du ministre de
l'Intérieur dont les requérants font l'objet.
Le Conseil d’État
devait se prononcer sur le point de savoir si la décision
d'assignation à résidence du ministre de l'Intérieur justifiait le
recours au référé-liberté et si celle-ci portait une atteinte
grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale d'aller
et venir.
Le Conseil d’État se
prononce en premier lieu sur la question prioritaire de
constitutionnalité (QPC) dans son arrêt n°395009. En effet, les
requérants soulèvent la question devant le Conseil d’État de la
conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des
dispositions de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955. L'article 61-1
de la Constitution crée le contrôle a posteriori de
constitutionnalité. Il prévoit que lorsqu'une question sur la
conformité d'une disposition législative aux droits et libertés
que garantit la Constitution est soulevée par un justiciable, au
cours d'une instance devant une juridiction, celle-ci doit être
renvoyée au Conseil Constitutionnel. L'article 23-5 de l'ordonnance
du 7 novembre 1958 dispose qu'un moyen fondé sur ce sujet peut être
soulevé au cours d'une instance devant le Conseil d’État. Ce
dernier, dans son arrêt,
détaille l’office du juge du référé-liberté lorsqu’il est
saisi d’une telle QPC. Le juge des référés n'est pas
obligé d'examiner la QPC, il lui est possible de rejeter la requête
pour incompétence, irrecevabilité ou défaut d'urgence. S'il ne
rejette pas la requête, il relève de l'office du juge des référés
d'examiner une QPC. Enfin, en cas de renvoi au Conseil d’État ou
au Conseil Constitutionnel le juge des référés peut prendre des
mesures provisoires ou conservatoires, telle que la suspension de la
décision prononçant l'assignation à résidence, en attendant le
résultat de la QPC. Ainsi en l'espèce, le Conseil d’État
constate que le requérant peut soulever la QPC devant le juge
administratif des référés. Avant tout renvoi, les juridictions
suprêmes, à savoir le Conseil d’État ou la Cour de cassation,
doivent vérifier plusieurs conditions. Il faut que la disposition
soit applicable au litige, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée
conforme à la Constitution et que la question soit nouvelle ou
sérieuse. Le Conseil d’État, en l'espèce, estime que les
dispositions litigieuses sont applicables au litige, l'arrêté du
ministre de l'Intérieur ayant été pris sur ce fondement, qu'elles
n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution, et
enfin que la question présente un caractère sérieux, le requérant
faisant valoir qu'elles portent atteinte à plusieurs libertés,
qu'elles sont entachées d'incompétence négative et qu'elles
méconnaissent l'article 66 de la Constitution. La Haute Juridiction,
après avoir vérifié que les trois conditions étaient bien
remplies, renvoie la QPC au Conseil Constitutionnel. Mais en
l’espèce, les requêtes étant multiples, le Conseil d’État ne
renvoie qu’une seule question et non pas sept.
De plus, il précise que le seul fait que soit invoquée une atteinte
à des droits et libertés garantis par la Constitution ne conduit
pas automatiquement le juge des référés à en déduire l'existence
d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté
fondamentale.
Puis la Haute
Juridiction se fonde sur l'article 23-3 de l'ordonnance du 7 novembre
1958 pour statuer sur la demande des requérants. En effet, cet
article prévoit que le juge des référés saisi d'une QPC peut
statuer sans attendre la réponse du Conseil Constitutionnel et
prendre des mesures provisoires ou conservatoires nécessaires en
raison de l'urgence et du bref délai qui lui est imparti.
Le Conseil d’État se
prononce sur le recours en référé-liberté. Pour obtenir
satisfaction le requérant doit justifier tout d'abord d'une
situation d'urgence. La Haute Juridiction considère qu'une mesure
d'assignation à résidence prononcée sur le fondement de l'article
6 de la loi du 3 avril 1955 restreint la liberté d'aller et venir,
porte une atteinte grave et immédiate à la situation de la personne
et crée une situation d'urgence justifiant la saisine du juge
administratif du référé-liberté. Il en irait autrement si
l'administration faisait valoir des circonstances particulières. En
l'espèce, la juridiction suprême estime qu'au regard des éléments
avancés par les demandeurs et qu'aucune circonstance particulière
n'ayant été avancée par le ministre de l'Intérieur, l'assignation
à résidence justifie en principe que le juge des référés se
prononce en urgence, dans le cadre de la procédure de
référé-liberté. Par conséquent, le Conseil d’État annule les
sept ordonnances des tribunaux administratifs, l'appréciation des
juges étant entachée d'une erreur de droit. Le Conseil d’État
pose ainsi le principe d'une présomption d'urgence en matière de
procédure de référé-liberté contre les mesures prises sur le
fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955. Une mesure
restreignant une liberté fondamentale prise dans le cadre de l'état
d'urgence fait naître par nature une situation d'urgence et exige
l'intervention d'un contrôle rapide et effectif de la part du juge
administratif. La reconnaissance d'une telle présomption permet de
garantir l'examen sur le fond des mesures d'assignation à résidence
par le juge administratif, le requérant n'ayant pas à rapporter la
preuve de la gravité des conséquences de son assignation à
résidence.
Une
fois la situation d'urgence reconnue, le Conseil d’État se penche
sur l'existence de la condition d'atteinte grave et manifestement
illégale à une liberté fondamentale. Il estime que les effets et
l'objet de la décision du ministre de l'Intérieur prononçant
l'assignation à résidence des requérants restreignent la liberté
d'aller et venir, liberté qu'il a élevée au rang de liberté
fondamentale dans son arrêt du 9 janvier 2001 Deperthes. Il énonce
que ladite décision ne peut être contestée sur le fondement de
l'article 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales (conv.EDH). L'article est
relatif au droit à la liberté et à la sûreté et prévoit
qu'aucune personne ne peut être privée de sa liberté sauf dans
certains cas de détention énumérés. Mais la Haute Juridiction
juge que la décision d’assignation à résidence, par sa durée et
ses modalités d'exécution, ne constitue pas une mesure privative de
liberté au sens de l'article 5 de la conv.EDH mais une
simple mesure restrictive de liberté. Elle écarte également
la contestation de la décision fondée sur le protocole n°4
additionnel à la conv.EDH en déclarant que la restriction à la
liberté d'aller et venir, par la décision d'assignation à
résidence, dans le cadre de l'état d'urgence, était compatible au
protocole n°4 additionnel. Celui-ci autorise les mesures
restreignant la liberté de circulation nécessaires à la sécurité
nationale, à la sûreté publique et au maintien de l'ordre public.
Le Conseil d’État va ensuite rechercher si le ministre de
l'Intérieur a porté une atteinte grave et manifestement illégale à
la liberté fondamentale d'aller et venir, dans son appréciation de
la menace et dans la détermination des modalités d'exécution de la
mesure, et s'il y a lieu dans ce cas de prendre toute mesure pour
mettre fin à cette illégalité manifeste. Il reconnaît que la
décision restreint la liberté d'aller et venir mais estime qu'elle
n'en est pas pour autant privative de liberté. Il va alors vérifier
que la conciliation opérée par le ministre de l'Intérieur entre la
sauvegarde de l'ordre public et le respect des libertés ne l'a pas
conduit à porter une atteinte grave et manifestement illégale à la
liberté d'aller et venir. La Haute Juridiction relève que le
ministre de l'Intérieur s'est fondé pour prendre ses décisions sur
la menace terroriste qui pèse sur le territoire français et sur la
nécessité de prendre des mesures afin d'assurer la sécurité des
représentants, des chefs d’États et de gouvernements étrangers
lors de la conférence des Nations Unies sur les changements
climatiques, dite COP21. Le ministre de l'Intérieur avance également
que les forces de l'ordre déjà mobilisées pour prévenir toute
menace terroriste, ne pouvaient être détournées de leur mission
pour répondre aux risques d'ordre public liés aux actions des
militants écologistes. Le Conseil d’État utilise les « notes
blanches » remises par le ministre de l'Intérieur et confirme
leur validité. Ce mode de preuve établit des faits rapportés par
la seule administration, de manière nécessairement
non-contradictoire. Il constate que les militants, contre lesquels
ont été pris les arrêtés, ont déjà participé à la préparation
d'action de contestation et d'opposition à la tenue de la COP21, à
des actions revendicatives violentes, fait l'objet d'interpellation
et de poursuites pour dégradation et résistance à officier public
ou de perquisitions ayant abouti à la découverte de matériels
pouvant être utilisés lors de manifestations violentes. L'article 6
de la loi du 3 avril 1955, modifié par la loi du 20 novembre 2015,
fonde le pouvoir d'assignation à résidence du ministre de
l'Intérieur. Le Conseil d’État déclare que les dispositions de
l'article 6 ne font pas de lien entre, la nature de péril imminent
et la calamité publique ayant conduit à l'état d'urgence, et la
nature de la menace pour la sécurité et l'ordre public. Il opère
une distinction entre le fondement de la déclaration de l’état
d’urgence et les motifs pour lesquels peuvent intervenir des
assignations à résidence. Ainsi le ministre de l'Intérieur peut
prononcer une assignation à résidence à l'encontre d'une personne
résidant dans la zone couverte par l'état d'urgence fondée sur
d'autres motifs que ceux ayant conduit à déclarer l'état
d'urgence, dès lors qu'il
existe
des raisons sérieuses de penser que le comportement de cette
personne constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public.
Le Conseil d’État reprend les termes de l'article 6 mais
n'interprète pas la notion de « raisons sérieuses ». Il
valide l’usage de l’assignation à résidence pour prévenir
toute menace sérieuse à l’ordre public. Il considère que
le ministre de l'Intérieur a concilié le respect des libertés et
la sauvegarde de l'ordre public. De ce fait, il n'a pas porté une
atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'aller et
venir. Par conséquent, le Conseil d’État estime qu'il n'y a pas
de raison d'ordonner des mesures de sauvegarde.
Depuis le Conseil
Constitutionnel s'est prononcé sur la QPC renvoyée par le Conseil
d’État. Dans sa décision n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, il
déclare la conformité à la Constitution des neuf premiers alinéas
de l'article 6 de la loi du 5 avril 1955 dans sa rédaction issue de
la loi du 20 novembre 2015. Les requérants reprochaient notamment
aux dispositions de l'article 6 de méconnaître les droits garantis
par l'article 66 de la Constitution et de porter atteinte à la
liberté d'aller et venir. Le Conseil Constitutionnel estime que
ledit article n'est pas contraire à l'article 66 qui prévoit que le
juge judiciaire est le garant des libertés individuelles. En effet,
une mesure d'assignation à résidence prise dans le cadre de l'état
d'urgence constitue une simple mesure restrictive de liberté et non
une mesure privative de liberté. Par conséquent, l'intervention de
l'autorité judiciaire n'est pas nécessaire. Le Conseil
Constitutionnel énonce également que les dispositions contestées
ne portent pas atteinte à la liberté d'aller et venir, garantie par
les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789, en raison de l'encadrement dont fait l'objet le
prononcé de l'assignation à résidence et du contrôle de
proportionnalité effectué par le juge administratif.
C.C