dimanche 12 juin 2016


CEDH 26 novembre 2015 requête n°64846/11


Ebrahimian contre France


Le non-renouvellement du CDD d'un agent hospitalier pour refus d'enlever son voile



Le principe de laïcité de l’État et celui de neutralité des services publics font l'objet d'une législation et d'une jurisprudence fournies.

Dans un premier temps, la loi du 9 décembre 1905, dite loi de séparation de l’Église et de l’État, instaure le principe de laïcité en France. Ce dernier est consacré à l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, qui reconnaît ainsi la neutralité de l’État à l'égard des cultes.

Le Conseil d’État, dans son avis Mademoiselle Marteaux du 3 mai 2000, déclare que le principe de laïcité et celui de neutralité s'appliquent à l'ensemble des services publics. Il pose également l'interdiction faite aux agents de manifester leurs croyances religieuses dans l'exercice de leurs fonctions. Ainsi, le port d'un signe qui marque une appartenance à une religion constitue un manquement de l'agent à ses obligations.

Puis la loi du 15 mars 2004 est intervenue pour encadrer le port de signes religieux manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse. Elle l'interdit dans les écoles, collèges et lycées publics.

Ensuite, dans l'arrêt Degru contre France du 4 décembre 2008, concernant le port de signes religieux à l'école, la CEDH rappelle que l'exercice de la liberté religieuse dans l'espace public est directement lié au principe de laïcité.

La loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires consacre la liberté d'opinion et notamment religieuse des agents du service public. Mais cette liberté doit être conciliée avec l'exigence de neutralité religieuse propre au service public, qui en constitue un principe fondamental. Ainsi, le Conseil d’État juge que ce principe justifie que les agents publics soient restreints dans la manifestation de leur appartenance religieuse, dans le cadre de leur fonction. Le Conseil d’État précise que cette limitation doit être justifiée par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnée au but recherché et à la liberté d'expression religieuse résultant de l'article 9 de la Convention de sauvegarde des droits et des libertés fondamentales (conv.EDH).


L'arrêt en présence concerne la conciliation délicate entre le principe de la liberté de conscience d'une part et le principe de laïcité de l’État et celui de la neutralité des services publics d'autre part. Il confirme la jurisprudence de la CEDH qui cantonne la portée du principe de laïcité aux questions relatives à la liberté de manifester sa religion par les agents des services publics et aux relations entre lesdits agents et les usagers des services publics.
Le centre d'accueil est de soins hospitaliers de Nanterre (CASH) conclut avec la requérante un contrat à durée déterminée de trois mois, du 1er octobre au 31 décembre 2000. La requérante est recrutée en tant qu'assistante sociale en service de psychiatrie. Le 11 décembre 2000, le directeur des ressources humaines (DRH) du CASH informe la requérante du non-renouvellement de son contrat, à compter du 31 décembre 2000, en raison de son refus d'enlever son voile, et dont le port avait suscité des plaintes de la part de certains patients.

La requérante adresse un courrier au DRH et invoque l'illégalité du non-renouvellement de son contrat. Elle considère que celui-ci est motivé par ses croyances religieuses.

Le 28 décembre 2000, le DRH lui indique, également par courrier, que ne lui est pas reproché son appartenance religieuse mais le non-respect des droits et obligations des fonctionnaires, c'est-à-dire l'interdiction d'afficher une telle appartenance. Il mentionne à l'appui de sa décision l'avis du Conseil d’État du 3 mai 2000.
La requérante saisit alors le tribunal administratif de Paris afin de voir annuler la décision du 11 décembre 2000. Le 17 octobre 2002, le tribunal administratif déclare, au visa de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, que le non-renouvellement du contrat est conforme aux principes de laïcité et de neutralité des services publics. Les juges de première instance rappellent que le principe de laïcité de l’État et celui de neutralité des services publics font obstacle à ce que l'agent manifeste sa religion par une extériorisation vestimentaire. Cette obligation s'impose dans tous les services publics. Le tribunal souligne également que ce sont les plaintes formulées par certains patients du CASH, ainsi que le refus de la requérante d'enlever son voile, qui ont conduit le DRH à prendre cette décision. Il en déduit alors que la direction n'a pas commis d'erreur d'appréciation.
Suite à ce jugement, la requérante interjette appel. La Cour administrative d'appel de Paris, dans son arrêt du 2 février 2004 annule la décision du DRH pour vice de procédure. Les juges du fond considèrent que celle-ci présente un caractère disciplinaire. En effet, ils relèvent qu'elle fut prise en raison du refus persistant de la requérante d'ôter son voile au cours de ses fonctions. La Cour d'appel administrative ajoute que la requérante n'a pas été informée des motifs de la décision envisagée avant qu'elle ne soit prise et n'a pas été en mesure de consulter son dossier.
En application de l'arrêt rendu par la Cour d'appel, le directeur du CASH invite la requérante à prendre connaissance de son dossier et lui confirme le non-renouvellement de son contrat le 13 mai 2005. La Cour d'appel, par courrier en date du 29 juin 2005, précise à la requérante que lorsqu'une décision est annulée pour vice de procédure, le DRH peut rendre la même décision en respectant les formes prescrites. Mais cette dernière peut tout de même être contestée devant le tribunal administratif.
En janvier 2006, la requérante saisit le tribunal administratif de Versailles et demande l'annulation de la décision du 13 mai 2005 en prétendant que l'avis du Conseil d’État du 3 mai 2000 ne s'applique qu'aux enseignants. Dans son jugement du 26 octobre 2007, le tribunal déboute la requérante sur le fondement du principe de laïcité de l’État et celui de neutralité des services publics. Il s'appuie sur les textes constitutionnels et législatifs qui précisent que ces deux principes s'appliquent à l'ensemble des services publics. Ainsi, le directeur du CASH n'a commis aucune illégalité en décidant de ne pas renouveler le contrat de la requérante pour port d'un vêtement manifestant de manière ostentatoire l'appartenance à une religion.

Non contente de cette décision, la requérante interjette appel. La Cour administrative d'appel de Versailles dans son arrêt du 26 novembre 2009 confirme le jugement.

La requérante forme alors un pourvoi en cassation. Elle considère que la Cour administrative d'appel a privé sa décision de base légale en omettant d'indiquer la nature du vêtement dont le port avait justifié la sanction. Elle relève le caractère disproportionné de celle-ci et sa contrariété avec l'article 9 de la conv.EDH. Mais le Conseil d’État, dans son arrêt du 9 mai 2011, déclare le pourvoi non recevable.
La requérante saisit ensuite la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) en vertu de l'article 34 de la conv.EDH. Elle soutient que le non-renouvellement de son contrat, en raison de son refus d'enlever son voile, viole l'article 9 de la conv.EDH. Dans son arrêt du 26 novembre 2015 la Cour de Strasbourg juge que la décision du directeur du CASH ne viole pas l'article 9 de la conv.EDH.
Les magistrats européens se sont penchés sur le fait de savoir si une décision administrative qui refuse le renouvellement d'un contrat d'un agent hospitalier en raison de son refus d'enlever son voile pendant l'exercice de ses fonctions, constitue ou non une violation de l'article 9 de la conv.EDH.
Ledit article 9 protège la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il prévoit que celles-ci ne peuvent faire l'objet de restrictions, à l'exception de celles prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique.

La CEDH, pour rendre sa décision, examine l'ingérence de l’État sous l'angle de l'article. Elle recherche la présence des trois conditions cumulatives permettant à l’État d'instaurer une limite au droit à la liberté de religion : l'ingérence doit être prévue par la loi, viser un ou plusieurs buts légitimes et être nécessaire dans une société démocratique à la réalisation des buts poursuivis.
Tout d'abord, elle vérifie que la restriction au port du voile par un agent du service public, au cours de l'exercice de ses fonctions, est prévue par la loi.

A cette occasion elle rappelle que l'expression « prévue par la loi » signifie que le texte incriminant la mesure est accessible, compatible avec la prééminence du droit et écrit de manière claire. La notion de loi doit être entendue dans une approche matérielle et non formelle. Elle y inclut donc l'ensemble du droit écrit, c'est-à-dire les textes de rang infralégislatif et la jurisprudence qui l'interprète.

Dans ses moyens de défense, la requérante soutient qu'il n'existait aucun texte de loi qui interdisait à un agent public de porter un signe religieux dans l'exercice de ses fonctions à la date à laquelle le directeur l'informe du non-renouvellement de son contrat. Elle ajoute également que l'avis du Conseil d’État du 3 mai 2000 ne s'applique qu'aux établissements d'enseignement public.

La Cour de Strasbourg, en réponse, note que l'article 1er de la Constitution française établit le fondement du devoir de neutralité et d'impartialité de l’État à l'égard de toutes les croyances religieuses. Elle relève qu'au regard de la jurisprudence administrative, la neutralité des services publics constitue un élément de la laïcité de l’État. Elle observe également que la jurisprudence du Conseil d’État et celle du Conseil constitutionnel forment une base légale qui autorise les restrictions à la liberté religieuse de la requérante. En effet, dès 1948 le Conseil d’État, dans ses arrêts Demoiselle Pasteau et Demoiselle Jamet, affirme le devoir de stricte neutralité qui s'impose à tout agent d'un service public. Le Conseil Constitutionnel, quant à lui, juge que la neutralité est un principe du service public et que le principe d'égalité en constitue le corollaire. De plus, les magistrats européens considèrent que la requérante ne pouvait ignorer commettre une faute en refusant d'ôter son voile. En effet, l'avis du 3 mai 2000 du Conseil d’État, qui consacre le pouvoir d'ingérence de l’État dans le droit de manifester sa religion, a été rendu plus de six mois avant la décision du directeur du CASH. Il détermine clairement les modalités de l'exigence de neutralité religieuse des agents publics dans l'exercice de leurs fonctions. Ainsi, il satisfait aux exigences de prévisibilité et d'accessibilité de la loi. En conséquence, la Cour juge que la restriction litigieuse est prévue par la loi au sens de l'article 9.

Ensuite, la Cour se penche sur le but légitime de la mesure.

La requérante estime que la restriction en cause ne poursuit pas un but légitime puisqu'aucun trouble ou incident n'est survenu au cours de l'exercice de ses fonctions. Elle invoque l'arrêt Leyla Sahin contre Turquie de 2005 et considère que l’État peut limiter la liberté de manifester sa religion mais uniquement si elle nuit à la protection des droits et libertés d'autrui, de l'ordre ou de la sécurité publique.

La Cour, quant à elle, estime qu'en l'espèce, l'objectif de l’État est de respecter toutes les croyances religieuses des patients, usagers et agents du service public en leur assurant une stricte égalité. Les usagers doivent être traités de manière égale, sans distinction en fonction de leur religion. L'interdiction faite à la requérante de manifester sa religion dans l'exercice de ses fonctions poursuit un objectif de protection des droits et libertés d'autrui. Dans ces conditions, les magistrats européens jugent que l'interdiction faite à la requérante de porter le voile pendant l'exercice de ses fonctions poursuit un objectif de protection des droits et libertés d'autrui et par conséquent un but légitime.

Enfin, la Cour de Strasbourg s'interroge sur la nécessité de cette restriction dans une société démocratique.
Elle reprend ses décisions antérieures rendues en la matière. Elle rappelle tout d'abord, l'arrêt Leyla Sahin contre Turquie dans lequel elle a jugé que l'article 9 ne protège pas tout acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction religieuse. Pour elle, les modalités et l'étendue de la réglementation en la matière doivent être laissées aux États. Elle invoque ensuite l'arrêt Kurtulmu dans lequel elle déclare que « dans une société démocratique, l’État peut limiter le port du foulard islamique si cela ne nuit pas à l'objectif visé de protection de droits et libertés d'autrui et de l'ordre. ». Ainsi, un fonctionnaire doit avoir une apparence neutre en respect du principe de laïcité et de neutralité du service public. Elle précise que le « fonctionnaire doit être nu-tête sur son lieu de travail ».

En l'espèce, il apparaît à la Cour que l'administration du CASH a indiqué à la requérante les raisons pour lesquelles elle devait ôter son voile et qu'elle avait tenté de lui faire renoncer à le porter pendant l'exercice de ses fonctions. Elle observe également que c'est le respect de la liberté de religion de tous et non les convictions religieuses de la requérante qui ont motivé la décision du directeur du CASH. Pour la CEDH, il est concevable que l’État juge nécessaire que la requérante, en contact avec la patientèle, ne fasse pas état de ses croyances religieuses dans le cadre de ses fonctions, afin de garantir l'égalité de traitement des malades. Elle considère qu'ainsi la neutralité du service public peut être liée à l'attitude de ses agents et par conséquent exiger que les patients ne puissent douter de leur impartialité.
La CEDH vérifie en outre qu'en l'espèce l'ingérence est proportionnée au but poursuivi que constitue la protection des droits et libertés d'autrui. Les magistrats européens reconnaissent une large marge d'appréciation aux États en la matière. La Cour va alors se demander si l’État français a outrepassé celle-ci en prenant la décision de ne pas renouveler le contrat de la requérante. Pour ce faire, elle observe que le port du voile par celle-ci constitue un manquement fautif à son devoir de neutralité. Pour évaluer la gravité de cette faute et décider de ne pas renouveler son contrat, le directeur du CASH a pris en compte l'impact du port du voile par la requérante dans l'exercice de ses fonctions. La loi du 13 juillet 1983 ne donnant pas de définition de la faute, l'administration dispose d'un pouvoir discrétionnaire en la matière. La Cour considère que ce sont les États les mieux placés pour apprécier la proportionnalité de la sanction. Afin de respecter l'article 9, cette dernière doit être déterminée au regard de l'ensemble des circonstances dans lesquelles un manquement a été constaté. La CEDH rappelle que la requérante en refusant d'enlever son voile ne respectait pas le principe de neutralité du service public et s'exposait en conséquence à une sanction disciplinaire dont elle avait connaissance. Constatant l'absence de conciliation possible entre les convictions religieuses de la requérante et l'obligation de ne pas les manifester au sein du CASH, le directeur de ce dernier n'a pas renouvelé son contrat. Il a fait ainsi primer l'exigence de neutralité et d'impartialité de l’État. Par ces éléments, la Cour estime que l’État français n'a pas outrepassé sa marge d'appréciation. Elle en déduit qu'en l'espèce, l'ingérence litigieuse est proportionnée au but poursuivi. Ainsi, en l'espèce, l'ingérence de l’État dans la liberté de manifester sa religion est nécessaire dans une société démocratique.



En matière de laïcité, le raisonnement de la Cour se découpe donc en deux temps. Tout d'abord, la violation du principe de laïcité-neutralité par les agents du service public qui arborent un signe religieux, suffit à valider une sanction disciplinaire prise à leur encontre par l'administration. Puis, certains éléments, tels que la nature du signe, la fonction occupée ou le contexte, permettent d'apprécier la proportionnalité de la sanction prononcée.

En l'espèce, la cinquième section de la CEDH conclut à l'absence de méconnaissance de l'article 9 de la conv.EDH. Elle confirme sa position retenue en matière de manifestation des convictions religieuses dans l'exercice de la fonction publique et effectue une mise en balance entre la liberté de religion de l'article 9 et le principe de protection des droits et libertés d'autrui.

Également, la Cour crée un nouveau terme « le principe de laïcité-neutralité ». Elle le définit comme « l'expression d'une règle d'organisation des relations de l’État avec les cultes, qui implique son impartialité à l'égard de toutes les croyances religieuses dans le respect du pluralisme et de la diversité ». Elle valide l'application de ce principe à tous les agents des services publics français, lequel leur interdit de porter tout signe religieux.


C.C




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