CEDH 26
novembre 2015 requête n°64846/11
Ebrahimian
contre France
Le non-renouvellement du CDD d'un agent hospitalier pour refus d'enlever son voile
Le principe de laïcité
de l’État et celui de neutralité des services publics font
l'objet d'une législation et d'une jurisprudence fournies.
Dans un premier temps,
la loi du 9 décembre 1905, dite loi de séparation de l’Église et
de l’État, instaure le principe de laïcité en France. Ce dernier
est consacré à l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958,
qui reconnaît ainsi la neutralité de l’État à l'égard des
cultes.
Le Conseil d’État,
dans son avis Mademoiselle Marteaux du 3 mai 2000, déclare que le
principe de laïcité et celui de neutralité s'appliquent à
l'ensemble des services publics. Il pose également l'interdiction
faite aux agents de manifester leurs croyances religieuses dans
l'exercice de leurs fonctions. Ainsi, le port d'un signe qui marque
une appartenance à une religion constitue un manquement de l'agent à
ses obligations.
Puis la loi du 15 mars
2004 est intervenue pour encadrer le port de signes religieux
manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse.
Elle l'interdit dans les écoles, collèges et lycées publics.
Ensuite, dans l'arrêt
Degru contre France du 4 décembre 2008, concernant le port de signes
religieux à l'école, la CEDH rappelle que l'exercice de la liberté
religieuse dans l'espace public est directement lié au principe de
laïcité.
La loi du 13 juillet
1983 portant droits et obligations des fonctionnaires consacre la
liberté d'opinion et notamment religieuse des agents du service
public. Mais cette liberté doit être conciliée avec l'exigence de
neutralité religieuse propre au service public, qui en constitue un
principe fondamental. Ainsi, le Conseil d’État juge que ce
principe justifie que les agents publics soient restreints dans la
manifestation de leur appartenance religieuse, dans le cadre de leur
fonction. Le Conseil d’État précise que cette limitation doit
être justifiée par la nature de la tâche à accomplir, et
proportionnée au but recherché et à la liberté d'expression
religieuse résultant de l'article 9 de la Convention de sauvegarde
des droits et des libertés fondamentales (conv.EDH).
L'arrêt en présence
concerne la conciliation délicate entre le principe de la liberté
de conscience d'une part et le principe de laïcité de l’État et
celui de la neutralité des services publics d'autre part. Il
confirme la jurisprudence de la CEDH qui cantonne la portée du
principe de laïcité aux questions relatives à la liberté de
manifester sa religion par les agents des services publics et aux
relations entre lesdits agents et les usagers des services publics.
Le centre d'accueil est
de soins hospitaliers de Nanterre (CASH) conclut avec la requérante
un contrat à durée déterminée de trois mois, du 1er octobre au 31
décembre 2000. La requérante est recrutée en tant qu'assistante
sociale en service de psychiatrie. Le 11 décembre 2000, le directeur
des ressources humaines (DRH) du CASH informe la requérante du
non-renouvellement de son contrat, à compter du 31 décembre 2000,
en raison de son refus d'enlever son voile, et dont le port avait
suscité des plaintes de la part de certains patients.
La requérante adresse
un courrier au DRH et invoque l'illégalité du non-renouvellement de
son contrat. Elle considère que celui-ci est motivé par ses
croyances religieuses.
Le 28 décembre 2000, le
DRH lui indique, également par courrier, que ne lui est pas reproché
son appartenance religieuse mais le non-respect des droits et
obligations des fonctionnaires, c'est-à-dire l'interdiction
d'afficher une telle appartenance. Il mentionne à l'appui de sa
décision l'avis du Conseil d’État du 3 mai 2000.
La requérante saisit
alors le tribunal administratif de Paris afin de voir annuler la
décision du 11 décembre 2000. Le 17 octobre 2002, le tribunal
administratif déclare, au visa de la loi n°83-634 du 13 juillet
1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, que le
non-renouvellement du contrat est conforme aux principes de laïcité
et de neutralité des services publics. Les juges de première
instance rappellent que le principe de laïcité de l’État et
celui de neutralité des services publics font obstacle à ce que
l'agent manifeste sa religion par une extériorisation vestimentaire.
Cette obligation s'impose dans tous les services publics. Le tribunal
souligne également que ce sont les plaintes formulées par certains
patients du CASH, ainsi que le refus de la requérante d'enlever son
voile, qui ont conduit le DRH à prendre cette décision. Il en
déduit alors que la direction n'a pas commis d'erreur
d'appréciation.
Suite à ce jugement, la
requérante interjette appel. La Cour administrative d'appel de
Paris, dans son arrêt du 2 février 2004 annule la décision du DRH
pour vice de procédure. Les juges du fond considèrent que celle-ci
présente un caractère disciplinaire. En effet, ils relèvent
qu'elle fut prise en raison du refus persistant de la requérante
d'ôter son voile au cours de ses fonctions. La Cour d'appel
administrative ajoute que la requérante n'a pas été informée des
motifs de la décision envisagée avant qu'elle ne soit prise et n'a
pas été en mesure de consulter son dossier.
En application de
l'arrêt rendu par la Cour d'appel, le directeur du CASH invite la
requérante à prendre connaissance de son dossier et lui confirme le
non-renouvellement de son contrat le 13 mai 2005. La Cour d'appel,
par courrier en date du 29 juin 2005, précise à la requérante que
lorsqu'une décision est annulée pour vice de procédure, le DRH
peut rendre la même décision en respectant les formes prescrites.
Mais cette dernière peut tout de même être contestée devant le
tribunal administratif.
En janvier 2006, la
requérante saisit le tribunal administratif de Versailles et demande
l'annulation de la décision du 13 mai 2005 en prétendant que l'avis
du Conseil d’État du 3 mai 2000 ne s'applique qu'aux enseignants.
Dans son jugement du 26 octobre 2007, le tribunal déboute la
requérante sur le fondement du principe de laïcité de l’État et
celui de neutralité des services publics. Il s'appuie sur les textes
constitutionnels et législatifs qui précisent que ces deux
principes s'appliquent à l'ensemble des services publics. Ainsi, le
directeur du CASH n'a commis aucune illégalité en décidant de ne
pas renouveler le contrat de la requérante pour port d'un vêtement
manifestant de manière ostentatoire l'appartenance à une religion.
Non contente de cette
décision, la requérante interjette appel. La Cour administrative
d'appel de Versailles dans son arrêt du 26 novembre 2009 confirme le
jugement.
La requérante forme
alors un pourvoi en cassation. Elle considère que la Cour
administrative d'appel a privé sa décision de base légale en
omettant d'indiquer la nature du vêtement dont le port avait
justifié la sanction. Elle relève le caractère disproportionné de
celle-ci et sa contrariété avec l'article 9 de la conv.EDH. Mais le
Conseil d’État, dans son arrêt du 9 mai 2011, déclare le pourvoi
non recevable.
La requérante saisit
ensuite la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) en vertu de
l'article 34 de la conv.EDH. Elle soutient que le non-renouvellement
de son contrat, en raison de son refus d'enlever son voile, viole
l'article 9 de la conv.EDH. Dans son arrêt du 26 novembre 2015 la
Cour de Strasbourg juge que la décision du directeur du CASH ne
viole pas l'article 9 de la conv.EDH.
Les magistrats européens
se sont penchés sur le fait de savoir si une décision
administrative qui refuse le renouvellement d'un contrat d'un agent
hospitalier en raison de son refus d'enlever son voile pendant
l'exercice de ses fonctions, constitue ou non une violation de
l'article 9 de la conv.EDH.
Ledit article 9 protège
la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il prévoit que
celles-ci ne peuvent faire l'objet de restrictions, à l'exception de
celles prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires
dans une société démocratique.
La CEDH, pour rendre sa
décision, examine l'ingérence de l’État sous l'angle de
l'article. Elle recherche la présence des trois conditions
cumulatives permettant à l’État d'instaurer une limite au droit à
la liberté de religion : l'ingérence doit être prévue par la
loi, viser un ou plusieurs buts légitimes et être nécessaire dans
une société démocratique à la réalisation des buts poursuivis.
Tout d'abord, elle
vérifie que la restriction au port du voile par un agent du service
public, au cours de l'exercice de ses fonctions, est prévue par la
loi.
A cette occasion elle
rappelle que l'expression « prévue par la loi » signifie
que le texte incriminant la mesure est accessible, compatible avec la
prééminence du droit et écrit de manière claire. La notion de loi
doit être entendue dans une approche matérielle et non formelle.
Elle y inclut donc l'ensemble du droit écrit, c'est-à-dire les
textes de rang infralégislatif et la jurisprudence qui l'interprète.
Dans ses moyens de
défense, la requérante soutient qu'il n'existait aucun texte de loi
qui interdisait à un agent public de porter un signe religieux dans
l'exercice de ses fonctions à la date à laquelle le directeur
l'informe du non-renouvellement de son contrat. Elle ajoute également
que l'avis du Conseil d’État du 3 mai 2000 ne s'applique qu'aux
établissements d'enseignement public.
La Cour de Strasbourg,
en réponse, note que l'article 1er de la Constitution française
établit le fondement du devoir de neutralité et d'impartialité de
l’État à l'égard de toutes les croyances religieuses. Elle
relève qu'au regard de la jurisprudence administrative, la
neutralité des services publics constitue un élément de la laïcité
de l’État. Elle observe également que la jurisprudence du Conseil
d’État et celle du Conseil constitutionnel forment une base légale
qui autorise les restrictions à la liberté religieuse de la
requérante. En effet, dès 1948 le Conseil d’État, dans ses
arrêts Demoiselle Pasteau et Demoiselle Jamet, affirme le devoir de
stricte neutralité qui s'impose à tout agent d'un service public.
Le Conseil Constitutionnel, quant à lui, juge que la neutralité est
un principe du service public et que le principe d'égalité en
constitue le corollaire. De plus, les magistrats européens
considèrent que la requérante ne pouvait ignorer commettre une
faute en refusant d'ôter son voile. En effet, l'avis du 3 mai 2000
du Conseil d’État, qui consacre le pouvoir d'ingérence de l’État
dans le droit de manifester sa religion, a été rendu plus de six
mois avant la décision du directeur du CASH. Il détermine
clairement les modalités de l'exigence de neutralité religieuse des
agents publics dans l'exercice de leurs fonctions. Ainsi, il
satisfait aux exigences de prévisibilité et d'accessibilité de la
loi. En conséquence, la Cour juge que la restriction litigieuse est
prévue par la loi au sens de l'article 9.
Ensuite, la Cour se
penche sur le but légitime de la mesure.
La requérante estime
que la restriction en cause ne poursuit pas un but légitime
puisqu'aucun trouble ou incident n'est survenu au cours de l'exercice
de ses fonctions. Elle invoque l'arrêt Leyla Sahin contre Turquie de
2005 et considère que l’État peut limiter la liberté de
manifester sa religion mais uniquement si elle nuit à la protection
des droits et libertés d'autrui, de l'ordre ou de la sécurité
publique.
La Cour, quant à elle,
estime qu'en l'espèce, l'objectif de l’État est de respecter
toutes les croyances religieuses des patients, usagers et agents du
service public en leur assurant une stricte égalité. Les usagers
doivent être traités de manière égale, sans distinction en
fonction de leur religion. L'interdiction faite à la requérante de
manifester sa religion dans l'exercice de ses fonctions poursuit un
objectif de protection des droits et libertés d'autrui. Dans ces
conditions, les magistrats européens jugent que l'interdiction faite
à la requérante de porter le voile pendant l'exercice de ses
fonctions poursuit un objectif de protection des droits et libertés
d'autrui et par conséquent un but légitime.
Enfin, la Cour de
Strasbourg s'interroge sur la nécessité de cette restriction dans
une société démocratique.
Elle reprend ses
décisions antérieures rendues en la matière. Elle rappelle tout
d'abord, l'arrêt Leyla Sahin contre Turquie dans lequel elle a jugé
que l'article 9 ne protège pas tout acte motivé ou inspiré par une
religion ou une conviction religieuse. Pour elle, les modalités et
l'étendue de la réglementation en la matière doivent être
laissées aux États. Elle invoque ensuite l'arrêt Kurtulmu dans
lequel elle déclare que « dans une société démocratique,
l’État peut limiter le port du foulard islamique si cela ne nuit
pas à l'objectif visé de protection de droits et libertés d'autrui
et de l'ordre. ». Ainsi, un fonctionnaire doit avoir une
apparence neutre en respect du principe de laïcité et de neutralité
du service public. Elle précise que le « fonctionnaire doit
être nu-tête sur son lieu de travail ».
En l'espèce, il
apparaît à la Cour que l'administration du CASH a indiqué à la
requérante les raisons pour lesquelles elle devait ôter son voile
et qu'elle avait tenté de lui faire renoncer à le porter pendant
l'exercice de ses fonctions. Elle observe également que c'est le
respect de la liberté de religion de tous et non les convictions
religieuses de la requérante qui ont motivé la décision du
directeur du CASH. Pour la CEDH, il est concevable que l’État juge
nécessaire que la requérante, en contact avec la patientèle, ne
fasse pas état de ses croyances religieuses dans le cadre de ses
fonctions, afin de garantir l'égalité de traitement des malades.
Elle considère qu'ainsi la neutralité du service public peut être
liée à l'attitude de ses agents et par conséquent exiger que les
patients ne puissent douter de leur impartialité.
La CEDH vérifie en
outre qu'en l'espèce l'ingérence est proportionnée au but
poursuivi que constitue la protection des droits et libertés
d'autrui. Les magistrats européens reconnaissent une large marge
d'appréciation aux États en la matière. La Cour va alors se
demander si l’État français a outrepassé celle-ci en prenant la
décision de ne pas renouveler le contrat de la requérante. Pour ce
faire, elle observe que le port du voile par celle-ci constitue un
manquement fautif à son devoir de neutralité. Pour évaluer la
gravité de cette faute et décider de ne pas renouveler son contrat,
le directeur du CASH a pris en compte l'impact du port du voile par
la requérante dans l'exercice de ses fonctions. La loi du 13 juillet
1983 ne donnant pas de définition de la faute, l'administration
dispose d'un pouvoir discrétionnaire en la matière. La Cour
considère que ce sont les États les mieux placés pour apprécier
la proportionnalité de la sanction. Afin de respecter l'article 9,
cette dernière doit être déterminée au regard de l'ensemble des
circonstances dans lesquelles un manquement a été constaté. La
CEDH rappelle que la requérante en refusant d'enlever son voile ne
respectait pas le principe de neutralité du service public et
s'exposait en conséquence à une sanction disciplinaire dont elle
avait connaissance. Constatant l'absence de conciliation possible
entre les convictions religieuses de la requérante et l'obligation
de ne pas les manifester au sein du CASH, le directeur de ce dernier
n'a pas renouvelé son contrat. Il a fait ainsi primer l'exigence de
neutralité et d'impartialité de l’État. Par ces éléments, la
Cour estime que l’État français n'a pas outrepassé sa marge
d'appréciation. Elle en déduit qu'en l'espèce, l'ingérence
litigieuse est proportionnée au but poursuivi. Ainsi, en l'espèce,
l'ingérence de l’État dans la liberté de manifester sa religion
est nécessaire dans une société démocratique.
En matière de laïcité,
le raisonnement de la Cour se découpe donc en deux temps. Tout
d'abord, la violation du principe de laïcité-neutralité par les
agents du service public qui arborent un signe religieux, suffit à
valider une sanction disciplinaire prise à leur encontre par
l'administration. Puis, certains éléments, tels que la nature du
signe, la fonction occupée ou le contexte, permettent d'apprécier
la proportionnalité de la sanction prononcée.
En l'espèce, la
cinquième section de la CEDH conclut à l'absence de méconnaissance
de l'article 9 de la conv.EDH. Elle confirme sa position retenue en
matière de manifestation des convictions religieuses dans l'exercice
de la fonction publique et effectue une mise en balance entre la
liberté de religion de l'article 9 et le principe de protection des
droits et libertés d'autrui.
Également, la Cour crée
un nouveau terme « le principe de laïcité-neutralité ».
Elle le définit comme « l'expression d'une règle
d'organisation des relations de l’État avec les cultes, qui
implique son impartialité à l'égard de toutes les croyances
religieuses dans le respect du pluralisme et de la diversité ».
Elle valide l'application de ce principe à tous les agents des
services publics français, lequel leur interdit de porter tout signe
religieux.
C.C
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